Nadine Chaboussie : Je cherche fortune...
Le mois de janvier 1956 fut marqué par une vague de froid en Europe occidentale.
Il y eut des chutes de neige importantes et des records de températures négatives dans de nombreuses régions, notamment chez nous en France et particulièrement dans notre Moselle-est. Cette vague de froid fit plus de 1000 morts à travers l'Europe et, c’est ce même mois que choisit ma petite sœur Lucie pour venir au monde.
Le médecin était venu à la maison et, suite à un examen, diagnostiqua un début d’affection qui nécessitait des séances de radio thérapie que ma mère, qui s’exprimait en allemand, appelait «Strahlung». Pour que Lucie puisse suivre ce traitement, qui ne pouvait se faire qu’en milieu médical, j’accompagnais deux fois par semaine ma mère au cabinet du docteur Serrier qui se trouvait à l’époque au carrefour de Schoeneck dans la ville voisine de Forbach située à environ 4 kilomètres de la 'Ferme'.
En ce mois de janvier 56, pendant quelques semaines, le froid était sibérien, les routes verglacées et les autobus Federspiel qui assuraient la liaison vers Forbach ne roulaient pas. Nous nous rendions donc à pied, poussant tant bien que mal le landau dans lequel Lucie était emmitouflée sous une montagne de coussins en duvet.
Pour ne pas glisser, maman avait enveloppé nos chaussures de chiffons et la visite bihebdomadaire chez le médecin se transforma chaque fois en une véritable expédition polaire.
Nos efforts furent, à la grande joie de ma mère, récompensés et, après quelques séances, Lucie fut tirée d’affaire et ne garda, fort heureusement, aucune séquelle de cette maladie…
Deux ans plus tard, nous voilà déjà en 1958 et, comme les années précédentes en Lorraine, l’hiver était rude. Le thermomètre descendait facilement à -15, parfois -20 degrés et les rues, les bois et les champs étaient recouverts pendant des semaines d’une épaisse couche de neige.
Depuis plusieurs jours, la température s’était adoucie et la neige tombait par intermittence pour le plus grand bonheur des enfants...
En cette belle après-midi ensoleillée le ciel était bleu et dégagé et je décidais d’aller faire de la luge. Aussitôt dit, aussitôt fait et me voilà, descendant la rue du bois pour rejoindre la ribambelle d’enfants qui 'lugeaient' déjà sur le terrain pentu débouchant sur la forêt allemande, ce pays voisin que nous appelions familièrement la 'Schpountzmanie'. (1)
Nos amis lecteurs se souviennent certainement que mon père était un grand bricoleur devant l’Eternel et qu’il avait déjà construit en coopération avec l’ami Fritz un tracteur, modèle garanti unique (2), eh bien pour ma luge, c’était pareil, elle était de facture totalement artisanale, unique et incomparable…
Cela faisait déjà un bon moment que je me grisais de vitesse dans les descentes lorsque, en remontant la pente, je vis scintiller dans la neige, à quelques mètres, toutes bien alignées, cinq pièces de 100 Francs, une vraie fortune à l’époque… Je m’empressais bien sûr de les ramasser et confiais à mon amie Marie-Thérèse que j’avais trouvé des sous et que je rentrais à la maison.
Etait-ce de l’inconscience ? Pas un instant je me suis posé la question à qui ces cinq pièces pouvaient appartenir et j’ai rapidement conclu que le fait de les avoir trouvées me désignait sans ambiguïté comme étant la propriétaire de ce capital inespéré.
Sur le chemin du retour je fis bien évidemment un petit crochet pour aller m’acheter des caramels mous à l’épicerie SAMER située sur la rue principale, pas très loin de notre baraque. A l’époque, un caramel coûtait 1 Franc et, comme mes finances me le permettaient, je n’hésitais pas à en acheter 100... Au diable l’avarice !
La gérante du SAMER me jeta un regard noir car elle allait perdre du temps à compter un à un mes caramels et à les emballer dans une petite pochette en papier Kraft alors que d’autres clientes attendaient, impatientes le cabas à la main leur tour. Si j’avais été à la place de la vendeuse, j’aurais rempli le sachet sans compter, ça aurait été plus rapide et franchement, un caramel de plus ou un caramel de moins, quelle importance lorsqu’on a de l’argent !
Merci Madame, au revoir Madame... Je récupérais mon sachet, sortit du magasin, reprit ma luge et, en route pour une après-midi 'caramel', bien au chaud près du fourneau qui ronflait dans la cuisine…
Me voilà donc de retour à la maison, détendue et souriante face à un grand bol de chocolat onctueux posé sur la table devant moi. Mes vêtements trempés étaient suspendus sur l'étendoir à linge métallique en forme d’araignée accroché au-dessus de la cuisinière et mes chaussures humides séchaient lentement, posées sur la porte grande ouverte du four. (3)
J’étais bien. Il faisait bon, j’étais plongée dans la lecture des dernières aventures de mon héro préféré Akim et j’avais 100 caramels mous dans un sachet qui n’attendaient que mon bon vouloir pour être dégustés… Que demander de plus ?
C’est précisément à ce moment-là que quelqu’un frappa à la porte vitrée de la cuisine.
Je posais mon bouquin et me dirigeais vers la porte pour regarder à travers le rideau et je reconnus immédiatement Jacqueline E. et Edith R., des filles de la Ferme, (4) toutes deux un peu plus âgées que moi.
D’office, elles me demandent de leurs rendre l'argent que j'ai trouvé dans la neige car il leur appartient...
Je suis embêtée car il manque déjà 100 Francs converti en caramels mais tant pis, je les fais entrer et les fais patienter le temps d’aller à ma cachette secrète et universelle… mon matelas ! Je récupère les quatre pièces restantes, leur présente mes excuses les plus plates en expliquant que l’idée que cet argent puisse appartenir à quelqu’un ne m’avait même pas effleurée l’esprit…
Elles sont reparties avec leurs 4 pièces, ce qui était mieux que rien, car la neige aurait pu les recouvrir et dans ce cas elles ne les auraient jamais retrouvées…
Elles n’ont d’ailleurs pas fait référence à un montant précis et moi, je n’ai bien entendu pas insisté. J’ai repris ma place devant le bol de chocolat entre-temps refroidi, ouvert mon Akim à la page 11 et, pour compenser la perte éclair de ma fortune, me suis vite consolée en déballant le premier de mes 100 caramels mous…
(1) Rappelons à nos lecteurs que le village de Schoeneck est situé à cheval sur la frontière franco-allemande.
(2) Lire les récits : Le jardin de mon père et Les rois de la mécanique
(3) On a eu beaucoup de chance qu'aucune baraque n'ait brûlé avec ce système de séchage ou à cause des bougies en cire qui illuminaient le sapin de Noël.
(4) En été, les jeudis, Jacqueline et Edith, une jolies brune et une jolie blonde, nous présentaient des pièces de théâtre qu’elles improvisaient dans la forêt direction Forbach, à droite juste au-dessus de l'école. L’entrée coûtait 5 Francs et je pense qu’elles m'ont communiqués l'amour du théâtre que j’ai encore aujourd’hui.
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