NOSTALGIA, le Blog qui fait oublier les tracas

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Clément Keller : Les rois de la mécanique

Si la Ferme de Schoeneck a su accueillir nombre de personnages hauts en couleurs, voire excessifs, Robert était sans aucun doute un de ceux qui ont marqué d'une empreinte indélébile tous les endroits par lesquels ils ont transité.

Il était d'originaire sarroise et avait bourlingué à travers la plupart des pays de cette Europe qui cherchait encore ses marques avant d'atterrir avec sa femme et ses trois enfants dans un des baraquements de la Ferme de Schoeneck.

Agé d'une trentaine d'années, ce géant de plus de 100 kilos, tout en muscles, n'avait que deux amours dans sa vie; son vieux fusil 5 mm à balles Bosquet et sa moto 125 cm3 de marque Terrot.

Robert tenait à ces objets comme à la prunelle de ses yeux et personne dans son entourage n'aurait osé provoquer sa colère en dénigrant l'une ou l'autre de ces passions auxquelles il vouait un culte tout particulier.

Bien qu'il passât le plus clair de son temps à les bichonner, ces deux produits manufacturés de grande série ne lui donnaient pas les satisfactions auxquelles il prétendait avoir droit.

La moto, plus souvent en panne qu'en état de marche, laissait beaucoup à désirer sur le plan de la fiabilité mécanique et le manque de précision de tir de son fusil faisait les gorges chaudes du voisinage qui ne manquait jamais de ricaner sous cape dès que le grand Robert avait le dos tourné.

Le fusil ne lui servait d'ailleurs qu'à tirer sur les innombrables souris qui envahissaient depuis quelques mois sa cuisine.

Vers minuit ou 1 heure du matin, quand tout était calme et endormi, Robert s'asseyait, son fusil chargé à la main, sur une chaise dans la cuisine pour faire le guet et surprendre les envahisseurs.

De temps en temps, au plus profond de la nuit, une détonation sèche réveillait la famille et souvent les voisins immédiats, mais depuis le temps, plus personne ne s'en inquiétait.

Tous savaient que c'était Robert qui faisait un carton sur les rongeurs téméraires qui osaient encore pointer le bout de leurs museaux ou trottiner le long des murs.

Quand il réussissait à faire mouche, il se levait, ramassait sa victime en l'attrapant par la queue puis la jetait aussitôt dans le foyer de la cuisinière à charbon où elle était instantanément  carbonisée....

C'est vrai, Robert H... était à plus d'un titre un bien étrange personnage...

Ce matin là, la Terrot refusait, une fois de plus, de démarrer et Robert, excédé d'appuyer sur la pédale de lancement du moteur, avait finalement décidé de faire appel à son mécanicien attitré, le gros Freddy.

Il fallait absolument que ce dernier vienne éclairer sa lanterne en posant le diagnostic exact de la panne dont souffrait la capricieuse mécanique. 

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Freddy, Fritz pour les intimes, habitait à une cinquantaine de mètres de la baraque de Robert dans la même rue. Lorsque Robert arriva chez son copain et tambourina à la porte de la cuisine, ce fut sa femme, la Jeanne, les cheveux ébouriffés et le visage empâté qui lui ouvrit la porte en baillant.

- T'es bien matinal... Fritz est encore au lit, mais je vais aller le réveiller... Assieds-toi et prends un verre de bière en attendant ! Tiens, mets toi ici, il y a encore une canette sur la table...

- Pas besoin de verre, répondit Robert tout en s’emparant de la bouteille.

En plus des armes et des motos, Robert aimait également boire de la bière. Contrairement au gros Fritz, il supportait bien l'alcool et était capable de vider une caisse entière de ce breuvage sans montrer le moindre signe d'ivresse.

Il n'eut pas le temps de finir sa canette que Fritz apparut dans l'encadrement de la porte  donnant sur la chambre à coucher...

Hirsute, pas lavé, encore habillé de la veille, il jeta un regard glauque sur la canette que Robert était en train de vider.

- T'aurais pu m'en laisser un peu non ?

- T'inquiètes pas, j'en ai chez moi et t'en auras autant que tu veux si tu viens m'aider à réparer la Terrot !

- Elle est de nouveau en panne ? On l'a à peine réparée la semaine dernière non ?

- Cette fois ci, ça doit pas être grave, elle ne démarre plus, tout le reste fonctionne !

- T'es un rigolo toi ! Si elle démarre pas, comment veux-tu savoir que le reste fonctionne ?

- Alors tu viens ou tu discutes ?

Fritz hocha la tête, bailla à s'en décrocher la mâchoire puis ferma sa braguette en sifflotant.

- On y va... Tu sais j'ai un peu fait la fête hier soir alors je me sens encore un peu vaseux... Jeanne, c'est pas la peine de m'attendre pour midi, je descends démonter la Terrot de Robert, je ne rentrerais pas pour bouffer !   

Robert posa la canette vide sur la table, émit un rôt sonore puis se leva et sortit de la pièce.

 

 

* * * * * * * * * * 

 

Arrivés sur place, Fritz essaya, également sans succès, de faire  démarrer le moteur de l'engin malade. Hélas, rien n'y fit...

Hormis un feulement sourd, quelques grincements métalliques et une fumée noirâtre s'échappant en épaisses volutes du moteur, rien qui puisse annoncer un démarrage imminent n'était perceptible...

- Il va falloir tout démonter, t'as les clés et les tournevis ?

- Tu sais bien que j'ai tout à l'intérieur et que je n'aime pas travailler ici devant la porte... Aide-moi à pousser la machine dans la cuisine, on la démontera là-bas...

Chaque fois que la Terrot était malade, c'est à dire en moyenne une fois tous les quinze jours, Robert transformait la cuisine familiale en succursale de garage de réparation de véhicules à moteur...

Il poussèrent la moto en haut du petit escalier en pierres puis les deux compères la hissèrent en ahanant sur la table de la cuisine. La femme  et  les trois enfants du Robert n'avaient pas intérêt dans ces moments là à déranger les deux bricoleurs couverts de cambouis car les tournevis et les clés à molettes risquaient à tout moment de voler à travers la pièce...

Le démontage proprement dit s'était transformé au fil des mois en un véritable rituel. Robert avait mis sa moto tellement de fois en pièces qu'il était capable de faire cette opération les yeux fermés...

Le fils aîné Paul assistait parfois à l'opération, et il se rappelait très bien qu'un jour son père avait remplacé le réservoir fuiteux par un KaffeeBlesch, cette gourde en alu dans laquelle les mineurs mettaient le café qu'ils emmenaient avec le briquet au fond de la mine. Robert avait fait plusieurs fois le tour de la cité, son bidon en aluminium servant de réservoir posé sur le cadre de la moto et, le lendemain, dans la cour de l'école, devant son instituteur, le gamin racontait avec forces détails que la moto de son père roulait non pas à l'essence mais au café froid... L'instituteur haussa les épaules, n'insista pas et ne chercha même pas à démentir, il en avait déjà entendu de toutes les couleurs et le moteur à café ne l'étonnait pas plus que les autres âneries qu'il entendait à longueur de journée...

Maintenant, Robert était occupé au démontage du carburateur et poussait des jurons sonores à chaque fois qu'un écrou refusait de s'ouvrir. Pendant que ce dernier vociférait et jurait, Fritz procédait avec méthode au décapsulage d'une des huit bouteilles de 75 centilitres de bière qu'il avait tiré de la caisse qui trônait dans le cagibi.

- T'es sur que ton problème vient vraiment du carburateur ?  T'as bien regardé si la bougie fait des étincelles ?

- Bien sûr que j'ai regardé, j'ai même pris une sacré châtaigne quand j'ai appuyé sur le quick !

- Alors ça doit être un des gicleurs qui est bouché répondit-il tout en s'enfilant d'un trait la moitié de la bouteille...

- Tu boiras plus tard, aides-moi d'abord à démonter le filtre du carbu !

Fritz rota, s'essuya la bouche du revers de la main, prit le tournevis et dévissa consciencieusement les boulons qui fixaient le corps du filtre sur le carburateur...

Les deux Terrotristes se bagarrèrent pendant toute la matinée avec l'engin et la caisse de bière et ce n'est que vers midi que le moteur démarra une première fois, plongeant la cuisine dans un épais nuage de fumée noire et malodorante.

Un large sourire éclaira leur visage et Robert, presque au bord des larmes, décapsula d'un doigt expert la dernière bouteille de bière de la caisse. Fritz sortit en titubant de la cuisine, tira une Gauloise fripée de son paquet chiffonné maculé de graisse, l'alluma à la flamme fumeuse de son briquet à essence, en tira une longue bouffée puis dit en souriant à son complice :

- J't'avais dit qu'on y arriverai non ? Aucune mécanique ne me résiste ! Allez, on va fêter ça en buvant un bon Schnaps puis on remonte les accessoires et ensuite... Fonce Alphonse !

 

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04/03/2017
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