Clément Keller : Schoeneck, le beau coin (6)
Opa Adolphe - Mon premier vélo.
Adolphe, notre grand-père maternel, futur garde suisse à l’église du village, était un personnage instruit et croyant. Il était la preuve vivante que ces deux qualificatifs n’étaient pas forcément antagonistes comme certaines mauvaises langues auraient pu le prétendre.
Il possédait en outre, une autre qualité, il était facétieux et savait être moqueur, voire ironique, même vis à vis des enfants innocents et crédules que nous étions.
Anne-Marie, ma sœur cadette de 2 ans, en fit les frais un matin de printemps.
Au retour d’une promenade dans les champs et forêts environnants en compagnie de maman, Anne-Marie (Ami pour les intimes), exhibait fièrement à l'attention de grand-père, debout devant l’entrée de la cave de sa maison, un bouquet de fleurs cueillies au cours de la petite sortie familiale.
En bon grand-père il s’extasia pendant quelques instants sur la beauté et le doux parfum du bouquet, complimenta sa petite-fille pour son bon goût et la merveilleuse harmonie des couleurs de ces fleurs sans aucun doute parmi les plus belles du monde puis suggéra en souriant à la gamine d’en faire profiter également notre chèvre, vous savez, celle dont le lait a fait de moi cet enfant que grand-mère et maman considéraient comme étant un des plus beaux en ce bas monde…
- Ay Ami, kumm, ma losse A mool die Gayss onn de Blume rieche… (1)
Notre chèvre coulait des jours paisibles dans le pré situé derrière notre baraque et ce fut un jeu d'enfant d'aller à sa rencontre en empruntant le petit chemin qui y menait depuis la route. La chèvre vint vers nous en poussant des bêlements sonores pour nous faire part du plaisir que lui occasionnait notre visite impromptue...
Grand-père prit Anne-Marie par la main et tous deux s'approchèrent de l'animal.
Dans un geste plein de tendresse et de douceur, Ami brandit fièrement son bouquet en direction des naseaux de ma pourvoyeuse en lait premier âge, laquelle, bien évidemment, profita de l’aubaine et escamota en une seule et rapide bouchée ce hors d'œuvre appétissant et gratuit pour lequel elle n'avait même pas besoin de se baisser...
Cela ne fit rire que grand-père et la chèvre.
Anne-Marie s’effondra en larmes, maman émit quelques réserves sur l’humour décalé de son géniteur et moi, je restais debout, la bouche grande ouverte, médusé devant cette scène aussi rapide qu’inattendue…
Grand-père était ainsi et, malgré son air sérieux voire sévère, il maîtrisait parfaitement l’art de se moquer gentiment des autres.
Dans les années 50, il n’y avait pratiquement pas de circulation dans notre rue qui s'appelait officiellement rue de la Ferme mais que les anciens du village appelaient la Linsegass (la ruelle des lentilles).
Seules quelques rares voitures, des mineurs partant ou revenant du travail à vélo et l'Autobus Federspiel passaient dans la rue étroite et ce, à une vitesse dont on ne peut que rêver aujourd'hui.
La Linsegass dans les années 50
Je traversais souvent cette rue vers l'heure des repas pour aller 'renifler' dans les casseroles de ma marraine (la sœur de mon père, que grand-père avait épousée en secondes noces après le décès de son épouse, et qui cumulait de ce fait les fonctions de tante, grand-mère et marraine) afin de voir ce qu’elle préparait pour le déjeuner.
Ce jour-là, une odorante soupe mijotait dans une casserole émaillée posée au coin du feu et, lorsque Marraine souleva le couvercle pour me montrer en quoi allait consister leur repas de midi, je fus intrigué par la consistance mais surtout par la couleur de la mixture…
- Willschdde die Supp koohre ? (2) demanda grand-père, le visage barré d’un large sourire…
- Haitt Gebbs Choggola Supp ! (3)
De la soupe au chocolat… Même dans mes rêves les plus fous je n’aurais imaginé qu’un tel délice puisse exister !
Entre mes (déjà!) lointains biberons au lait de chèvre, les insipides bouillies de flocons d'avoine, les légumes au jambon moulinés de ma prime enfance et le pot-au-feu dominical, il me restait donc des choses insoupçonnées à découvrir dans le monde de la gastronomie et je me jetais avec avidité sur la petite assiette que grand-père m'avait servie dans la foulée.
Courte fut ma joie et je recrachais avec dégoût la première et seule cuillerée de cette bouillie qui n’avait, hélas, du chocolat que la couleur.
Grand-père, dans un nouvel accès d’humour toujours aussi décalé, avait réussi le tour de force de me faire croire qu’une soupe de lentilles était faite avec du chocolat ! (4)
Décidément, Opa Adolphe maniait avec maestria l’art de nous faire prendre les vessies pour des lanternes et il ne s’en privait que rarement… Es waa halt soo ! (5)
♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦
Les jours, les semaines et les mois passaient et, en décembre 1952, je fêtais pour la première fois de ma vie (!) mon quatrième anniversaire.
Mis à part les cadeaux de friandises habituels et quelques petits jouets, papa m’annonça que le moment était venu d’avoir mon premier vélo mais qu’il me fallait patienter jusqu’au printemps car il était hors de question d’apprendre à rouler dans la neige et le verglas…
Ne sachant pas très bien à quel moment le printemps montrerait le bout de son nez, je me contentais de demander environ trois fois par semaine si c’était pour bientôt…
La réponse de maman et de Oma était toujours la même…
- Muscht noch E bissie geduld honn… De Friling kummt ball… (6)
Et le petit Clémau attendit… attendit… attendit…
Arrivé à ce stade du récit et dans l’attente d’un printemps pas vraiment précoce cette année là, j’aimerai vous expliquer que papa a été un fervent disciple de l'achat en ligne.
Lorsque je dis en ligne, ce n’étais bien évidemment pas à l’aide d’un ordinateur et d’une carte bleue, ces merveilleux accessoires du commerce moderne n’existaient même pas sous forme de projets car la technologie de l’époque s’arrêtait au poste de TSF 3 gammes d'ondes (GO, PO et OC) (7) et à la lampe avec abat-jour montée sur poulie à ressort permettant l'ajustage en hauteur au-dessus de la table de cuisine.
Par contre, il existait un outil fantastique qui proposait à chaque famille française, à l’instar du Web actuel, d'avoir un Hypermarché à domicile. Cet accessoire incontournable du commerce moderne des années 50 s’appelait «Le catalogue Manufrance», un pavé de près de 1200 pages, proposant des milliers d'article allant du jardinage en passant par les armes, les cycles, les montres, les réveils et horloges, les jouets en tous genres jusqu'aux vêtements et sous-vêtements pour gardes-champêtres, chasseurs, sportifs, ainsi que les accessoires nécessaires à l'organisation de festivités communales... Ouf !
Véritable caverne d'Ali Baba ce catalogue pompeusement appelé Tarif Album était édité par la fameuse Manufacture d’armes et de cycles de Saint Etienne et expédié à plus d'un million et demi de clients potentiels dont Papa…
La page 'vélo d'enfants' du fameux catalogue Manufrance
Dans chacun de ces catalogues il y avait des bons de commande qu’il suffisait de remplir et d’envoyer par la Poste à Manufrance, Saint Etienne et, quelques semaines plus tard, le ou les articles volumineux arrivaient en gare de Forbach où il suffisait d’aller les récupérer au bureau du SERNAM, le Service National des Messageries…
Mais refermons cette parenthèse commerciale et revenons à ces premiers jours ensoleillés de mai 1953.
Le printemps pointait le bout de son nez et j’attendais toujours mon vélo avec l’impatience d'un Fausto Coppi (8) signant un nouveau contrat de sponsoring quelques jours avant le départ du tour de France...
Mais, comme le dit le proverbe 'Avec du temps et de la patience, on vient à bout de tout', mon vélo, de marque Hirondelle (cette année-là, elle fit le printemps !), arriva en gare de Forbach un jeudi 7 mai de l’an de grâce 1953 et Papa partit à pied à travers la forêt pour aller le récupérer à la gare et le ramener, toujours à pied, à travers la même forêt.
Mon dieu qu’il était beau !
Je ne parle pas de Papa qui l'était aussi, mais de mon nouveau vélo bleu ciel avec sa jolie petite sacoche accrochée sous le guidon, ses deux mignonnes petite roues stabilisatrices à l’arrière et sa pompe en alu brillant fixée sous le cadre…
Mon cœur battait la chamade et je me sentis soudain beaucoup plus proche du monde des adultes car désormais je n’étais plus réduit à trottiner à petits pas dans un périmètre limité et je pressentais que j'allais bientôt pouvoir explorer de nouveaux horizons.
Depuis ce mémorable 7 mai, date à marquer d'une pierre blanche, j’étais devenu 'mobile' et mon rayon d'action allait s'étendre bien au-delà de petite cour et du jardinet devant notre baraque. Clémau Libertad ! Telle serais désormais ma devise.
Papa finit de débarrasser le guidon et le cadre des restes d’emballage en carton attachés avec des bouts de ficelle et je pus enfin admirer cette merveille de la technologie française dans son intégrale beauté…
Je sentais confusément que nous allions vivre ensemble une longue et belle histoire d’amour... Tout le reste ne serait plus qu'une simple question d'équilibre ! A suivre…
1 an plus tard, je pose fièrement avec mon vélo 'Hirondelle' N°1 (Photo colorisée)
(1) Viens Ami, laisse également la chèvre sentir ton bouquet…
(2) Tu veux goûter la soupe ?
(3) Aujourd’hui, nous avons de la soupe au Chocolat…
(4) Est-ce la raison pour laquelle les anciens appelaient cette rue la 'Linsegass' (ruelle des lentilles) ? Mystère...
(5) C'était ainsi !
(6) Un peu de patience, le printemps arrive bientôt…
(7) Lire le récit ’L’apprenti-sorcier’
(8) Le coureur cycliste italien Fausto Coppi a dominé le Tour 1952, avec cinq victoires d'étape et 28 minutes d'avance sur le belge Stan Ockers, second au classement général.
Tous les récits de la série "Schoeneck, le beau coin" :
(3) Alléluia ! Il marche et il parle...
(4) Je vais ’recevoir’ une petite sœur
(6) Opa Adolphe - Mon premier vélo
(10) Independence day
(11) La pâte à modeler
(12) Vive les vacances !
(13) Billes, Roudoudous et Carambars
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