Clément Keller : Le beau coin (2).
5 fruits et légumes.
Lorsque grand-mère faisait la cuisine, ou lorsque maman s'en chargeait sous le regard vigilant de sa belle-mère, assis dans ma poussette dans la cuisine, je suivais du regard le déroulement des opérations…
A cinq mois j’avais pris le contrôle d’une partie de mes cervicales et je réussissais même à ne plus loucher lorsque je regardais à droite ou à gauche. Je dois reconnaître que la synchronisation des mouvements de mes yeux était devenu quasi-parfaite.
Je vais d’ailleurs profiter de la précision de cette cette vision (1) récemment acquise pour vous décrire la cuisine dans laquelle vivait ma famille qui se composait à l’époque de papa, maman, grand-mère et moi (on se croirait dans un film de Robert Lamoureux !).
La maison dans laquelle nous habitions était en réalité une de ces baraques en bois que l’administration locale avait mises à la disposition des familles sinistrées après la guerre.
Elle se composait de quatre pièces carrées, toutes identiques, et offrait une surface totale d’une cinquantaine de mètres carrés.
Les WC étaient situés à l’extérieur, sur le terrain de la maison maternelle, et il fallait traverser la rue pour y accéder, mais ça, c’est une autre histoire…
La porte d’entrée donnait directement sur la cuisine. Au fond de cette pièce, à gauche, trônait une immense cuisinière à charbon qui servait également à chauffer la maison. Sous la cuisinière, monté sur des roulettes il y avait un Kohlekaschdde, servant de réserve de charbon dans lequel on entassait les fameux Eierkohle (2) produits par les mines de la région.
Au milieu de la pièce, directement sous la lampe à abat-jour munie d'un mécanisme à ressort qui permettait de la monter ou de la descendre, il y avait une table en bois et 4 chaises.
De l’autre coté, plaquée contre le mur, une immense armoire que papa avait entièrement repeinte puis décorée par 'tamponnage' à l'aide d'une éponge pour lui donner une touche 'personnelle'. Un évier en porcelaine blanche surmonté d’un robinet en cuivre délivrant uniquement de l’eau froide complétaient l’agencement assez spartiate du lieu.
Mais revenons à la préparation du repas, nous aurons l’occasion de parler de l'agencement des autres pièces un peu plus tard…
Durant les années 50 on ne parlait pas encore de 'plan de travail', les préparatifs des repas se faisaient tout simplement sur la table de la cuisine.
Maman et grand-mère déposaient chaque fois plein de trucs de toutes les couleurs sur la table. Il y avait des machins verts, des jaunes, parfois des boules rondes toutes rouges ou d'autres aux couleurs indéfinissables.
On y trouvait également plein d’outils étranges que maman ou grand-mère utilisaient à tour de rôle pour couper, écraser ou hacher les machins colorés.
J’appris plus tard que les trucs colorés s’appelaient du Gemiiss (des légumes) et les outils Kischegeschea (des ustensiles de cuisine)…
Lorsqu'elles avaient fini de tout couper en morceaux, en lamelles ou en rondelles, grand-mère, que j’appelais un peu plus tard Oma, et maman en remplissaient des casseroles ou des fait-tout (des Dibbe ou des Brootponne) qu'elles posaient ensuite sur les plaques en fonte du grand fourneau émaillé…
Ensuite, elles débarrassaient la table, y posaient des assiettes, des couteaux et des fourchettes puis, pendant que le repas mijotait, venaient, me faire quelques sourires, deux-trois grimaces et des guili-guili tout en me racontant les niaiseries habituelles que je ne comprenais toujours pas…
Au bout d’un moment, la cuisine se remplissait d'une odeur si attirante que j’avais envie de courir vers le fourneau et plonger mon nez dans les gamelles.
Mais j’y pense, j’ai complètement oublié de vous parler de mon nez…
Ce dernier, très joli au demeurant, était également devenu fonctionnel grâce à deux merveilleuses petites narines qui me permettaient de sentir les effluves dont ce monde était imprégné. Je n’entrerai pas dans des détails odorants comme par exemple ceux perçus lors du changement de mes couches, ces derniers ne faisant pas partie de mes meilleurs souvenirs olfactifs. Les odeurs de la cuisine de Oma et de maman par contre, sont restées gravées fond de ma mémoire comme l’a été le goût des madeleines d’un certain Monsieur Proust dont j’ai été obligé de lire les écrits une dizaine d’années plus tard…
Lorsque les carottes étaient cuites, (j’étais également précoce en jeux de mots et en traits d’esprit !), tout le monde se mettait à table et les assiettes étaient remplies à ras bord de bonnes choses telles des potées, des viandes en sauce, des crêpes (Ponnkourre), des galettes de pommes de terre (Krumbiakichele), des nouilles, du poisson pané, des légumes de toutes sortes, des pot-au-feu (RinndfläschSupp), des salades et même parfois de la tarte aux quetsches (Kweetschekuure)…
Les repas, s'ils étaient simples, étaient toujours copieux car Oma a toujours eu peur que nous ne mangions pas assez... Une conséquence sans doute, des privations que les familles avaient subies pendant les années de guerre.
Je découvrais tout cela du haut de ma chaise en bois et j’assistais, impuissant, à ces agapes tout en continuant à vider mes biberons de lait de chèvre… S'il est vrai qu'entre-temps j'eus droit de temps en temps à un biberon rempli d'un liquide un peu plus épais sous la forme d'une bouillie à base de flocons d'avoine, cela restait tout de même un biberon au lait de chèvre et je commençais sérieusement à en avoir marre. Je voulais manger comme tout le monde et vite !
Au fil des jours, je sentais un vent de révolte se lever en moi et j’étais sur le point de faire entendre ma voix lorsqu’un beau matin, Oma se leva de table, se pencha sur ma poussette et dit avec un grand sourire :
- Ich Glaab ma kinne jetz onfongge dem Kind E mohl gemiiss se genn… (3)
Evidemment, je n’avais rien compris à ce qu'elle me disait mais lorsque je vis qu’elle épluchait des carottes et des pommes de terre en me regardant et en me montrant ostensiblement ces légumes je compris qu’elle m’expliquait que le grand jour était arrivé !
J’allais enfin pouvoir manger à mon tour toutes ces choses savoureuses et odorantes dont se régalaient au quotidien les autres membres de ma famille…
Courte fut, hélas, ma joie.
Oma, munie d’une cuillère piocha une bouillie insipide dans l’assiette qu’elle avait posé devant moi et essayait d’enfourner le contenu dans ma bouche. Bien sûr, le goût n’avait rien à voir avec celui du lait de chèvre, mais, même avec beaucoup d’imagination, il ne correspondait en rien aux délicates odeurs de la cuisine familiale…
Je sentais confusément que j’avais encore du chemin à parcourir et qu’il était grand temps que j’apprenne à parler pour pouvoir donner de temps en temps un avis personnel sur la façon dont on organisait ma future vie…
Néanmoins, faute de grives je continuais à manger ma purée de carottes-pommes de terre agrémentée d’un peu de beurre et d’une demi-tranche de jambon les jours fastes, et je grandissais à vue d’œil…
Quelques mois plus tard, les biberons de lait de chèvre n’étaient plus qu’un lointain souvenir et je commençais même à baragouiner dans ma propre langue.
La communication avec le monde extérieur en fut certes grandement facilitée, mais n’était toujours pas assez limpide pour que je puisse clairement faire part de mes desideratas à mon entourage… A suivre...
Oma tenant dans ses bras son petit-fils préféré : moi.
(1) Cette forme d’autosuffisance s’arrêta spontanément lors de ma première rencontre avec un miroir !
(2) Le Kohlekaschdde était le tiroir à réserve de charbon que l’on trouvait sous chaque cuisinière et les Eierkohle des boulets de poussière de charbon compressée en forme d’œuf.
(3) Je crois qu’on peut commencer à donner des légumes à cet enfant…
Tous les récits de la série "Schoeneck, le beau coin" :
(3) Alléluia ! Il marche et il parle...
(4) Je vais ’recevoir’ une petite sœur
(6) Opa Adolphe - Mon premier vélo
(10) Independence day
(11) La pâte à modeler
(12) Vive les vacances !
(13) Billes, Roudoudous et Carambars
Pour en savoir un peu plus sur le 'beau coin' cliquez sur le Diaporama
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