Nadine Chaboussie : Les affaires sont les affaires !
Comme vous le savez peut-être déjà, j’ai une cachette secrète dans laquelle j’aime me rendre pour réfléchir ou cogiter lorsque le monde autour de moi ne tourne pas comme j’aimerai qu’il tourne.
Il s’agit de la porcherie, vous l’avez sans doute deviné…
Me revoilà donc, une fois de plus, planquée dans mon endroit préféré.
A force de m'y rendre et pour que l’endroit soit un peu plus confortable, j’y ai posé un cageot à légumes vide, de forme ovale et évasé haut de 35 à 40 cm que j'ai retourné pour m'en faire un siège (Breveté Système D. Nadine).
Je n'ai pas fait de bêtises. Non, je suis là avec mon copain le cochon parce que le docteur de Stiring-Wendel est venu à la maison pour ausculter maman et qu’une ambulance a emmené un peu plus tard ma mère à l'hôpital de Forbach.
Je me suis cachée car je ne voulais pas voir ma mère partir à bord de ce véhicule car j’avais peur qu’en la voyant partir, ma maman chérie ne reviendrai plus jamais à la maison. M’isoler dans la porcherie était ma façon d’exorciser cette hantise en essayant de ne pas regarder la triste réalité en face…
Mais la réalité nous rattrape toujours et Papa se retrouva ainsi seul et dût prendre quelques jours de congé pour s’occuper de nous et nous garder. Mais, comme le devoir à la mine l’appelait, il demanda à Madame Lepage (1), notre plus proche voisine si elle acceptait de nous prendre en charge, ma sœur et moi.
Bien évidemment cette bonne et serviable personne accepta spontanément de nous ‘adopter’ temporairement en attendant le retour de notre maman.
Me voilà donc attablée dans la cuisine de Mme Lepage en compagnie de ma sœur Barbara, de mon pote Roger, de sa sœur Liliane et de son petit frère Roland. Une véritable petite famille dans laquelle je me sentais comme chez moi.
Chaque jour, après son poste à la mine, papa partait travailler dans son champ, situé du côté allemand de la frontière, à Klarenthal (2) et nous apportait des cageots remplis de légumes frais par-dessus lesquels il rajoutait soit un poulet, un lapin, des saucisses fumées, du lard, ou quelques conserves de viande de porc qu’il prélevait sur notre réserve dans la cave.
A l’instar de Maman, Mme Lepage, qui utilisait les mêmes ingrédients, faisait également une très bonne cuisine, mais comme le disent souvent les enfants, la nourriture est toujours meilleure ailleurs et je mangeai de bon appétit tout ce que l’on mettait dans mon assiette.
Avant que maman ne soit hospitalisée, lorsque j'allais chercher mon copain Roger pour jouer aux billes, je n'avais jamais fait attention à l'aménagement et la décoration de leur baraque.
La cuisinière à charbon, le cosy, la table, le buffet de cuisine sur lequel était posé un petit carnet à spirale (3), les rideaux blancs en coton amidonnés, l'horloge/carillon accrochée au mur et les tapis représentant des cerfs, des biches et des faons dans la forêt cloués au-dessus du cosy étaient presque pareils que chez nous.
Il y avait cependant une différence notable au niveau de la décoration.
Dans les familles d’origine polonaises, chaque pièce était décorée avec de nombreux cadres comportant des images pieuses.
Dans la cuisine on contemplait la Cène, dans les chambres c’était la Vierge Marie entourée d’anges tenant dans ses bras un petit Jésus souriant, la main posée sur son cœur…
Toutes ces belles images avaient des encadrements en plâtre sculpté richement peints couleur or, et longtemps, cette profusion de dorures m’ont fait croire que nous étions des gens riches…
Mais laissons là mes rêves utopiques de richesse et revenons plutôt dans la petite cuisine de Mme Lepage.
Nous étions donc tous à table lorsque ma sœur annonça sans détours ne plus vouloir faire 2 fois par mois (à l'acompte et à la paie) les courses pour Mme Lepage dans la petite épicerie SAMER (4) de la cité. Quantitativement, ces achats représentaient à chaque fois un landau rempli de nourriture et Mme Lepage ‘rémunérait’ cette corvée avec la modique somme de 50 francs de l’époque.
Mme Lepage et moi-même lançâmes un regard interrogateur à Roger qui lui ne broncha pas. Flairant la bonne affaire, je me proposais pour prendre le relais ce que Mme Lepage accepta sans sourciller en proposant, à mon grand étonnement, de doubler la somme en m'offrant 100 franc par tournée…
J’avais remporté le marché ! Bien sûr, j'avais des listes de courses aussi longues qu'un jour sans pain, mais ça me plaisais de rendre service et bien entendu de gagner des sous.
Lors de ces emplettes, entre les bouteilles de vin et les produits de première nécessité tel que la farine, le sucre, l'huile etc. j'achetai à chaque visite également 2 camemberts très, très, mais alors TRÈS bien fait pour Monsieur Lepage.
Ces derniers étaient d'ailleurs tellement avancés qu’ils étaient presque pourris et, en regardant sur le dessus de la croûte, on voyait même de petits vers qui bougeaient.
Beurk… Rien que l'apparence et l'odeur me donnaient à chaque fois un haut-le-cœur !
L'épicière réservait cette 'spécialité' invendable, dont elle était par ailleurs bien satisfaite de se débarrasser, à l'attention exclusive de M. Lepage qui adorait manger les camemberts au stade de la décomposition... Que voulez-vous, tous les goûts ne sont-ils pas dans la nature ?
Une fois ma livraison de marchandises faite, je récupérai mon dû et, avec ‘mes’ sous, je retournais à la SAMER.
L’épicière me voyant revenir savait déjà qu'elle allait devoir perdre du temps à compter 100 caramels mous ou 5 souris en chocolat à 5 francs + 5 Carambars également à 5 francs et 50 caramels mous... Bref, j'avais le sentiment qu'elle ne pouvait plus me voir !
Si ma mémoire est bonne, je la voyais brune, petite, mince et peut-être même bossue (5) !
Je n'ai d’ailleurs jamais su son nom, je me contentai tout simplement d'aller 'acheter à la SAMER'.
Encore aujourd'hui, je garde un excellent souvenir de la famille Lepage, mes gentils et serviables voisins d'il y a plus de 60 ans. J'ai appris bien des années plus tard qu'ils avaient déménagé à Creutzwald et j’aimerai profiter de ce récit pour les remercier de nous avoir accueillis.
Je ne me rappelle plus combien de temps ma mère est restée à l'hôpital mais un beau jour en rentrant de l'école, j'eus l'immense joie de retrouver ma mère, en parfaite santé, debout dans la cuisine, occupée à nous préparer de délicieuses tranches de pain perdu accompagnées d'un succulent bol de chocolat chaud dont elle avait le secret…
Toute cette histoire me rappelle d'ailleurs un vieil adage qui résume parfaitement ce récit :
« Un foyer sans mère est un foyer sans âtre ».
Merci maman, merci mon Dieu.
(1) Lire le récit "Roger Lepage mon compagnon de jeux"
(2) Idem lire : "Le jardin de mon père"
(3) Pour en savoir plus, lire le récit "Le petit carnet"
(4) Société Alimentaire de la Merle Et de la Rosselle.
(5) Peut-être que notre ami Joe Surowiecki s'en souvient ?
Pour lire les autres récits de Nadine, cliquez sur les titres :
Mes voisins, la famille Heitzmann
Roger Lepage, mon camarade de jeux
Le commerçant juif polonais de Merlebach
Le bonheur est... dans la mare
Visite du Général de Gaulle à Forbach
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