Clément Keller : Balade dans la cité
Le temps était gris en cette fin de saison d'automne. Le ciel, chargé de nuages était sombre et très bas et, malgré l'heure, il faisait presque nuit. Le cou et les épaules engoncés dans leur veste à capuche, les deux gamins marchaient côte à côte sur le bas-côté boueux et détrempé de la ruelle qui traversait la cité.
Les yeux écarquillés, ils s'abreuvaient des images de l'endroit dans lequel ils allaient désormais passer une partie de leur enfance. Ils s'engagèrent d'abord sur la route principale qui menait de la colline vers le village en contre-bas, puis déambulèrent pendant une vingtaine de minutes dans les ruelles adjacentes trempées et ravinées d'ornières boueuses.
En levant les yeux, ils pouvaient lire les noms de rues écrits sur des panneaux en tôle émaillée fixés en haut des façades de certaines baraques : rue de l'arc… rue de la fontaine… rue du bois… rue de la frontière… Frissonnants sous leurs vêtements légers, ils traversèrent un décor délavé fait de maisonnettes en bois aux façades uniformes.
Dans les jardins grisâtres, derrière les arbres fruitiers qui bordaient la route, seules quelques massifs de rosiers détrempés apportaient encore çà et là une pâle touche colorée. Un peu plus loin, ils distinguèrent un baraquement, apparemment transformé en magasin, en haut duquel était vissé une grande enseigne rouge : S.A.M.E.R.
A travers les fenêtres sans rideaux, ils distinguèrent la silhouette d'une cliente en train de faire ses emplettes. Ils s'arrêtèrent tous deux à hauteur de la fenêtre pour regarder à l'intérieur du baraquement. La lumière jaunâtre d'une lampe nue pendant au plafond éclairait le local qui faisait office d'épicerie. Les gamins s'approchèrent de la fenêtre et collèrent leur visage contre le carreau couvert de buée.
Une femme, encore jeune, vêtue d'un tablier à fleurs bleues et blanches se tenait debout derrière un long comptoir encombré de marchandises diverses. Elle était occupée à servir une cliente entre deux âges au visage fermé et triste vêtue d'un long manteau élimé.
La vendeuse sortait un à un des oeufs d'un panier posé sur le comptoir pour les regarder par transparence dans la lumière d'une lampe électrique montée dans une boite en fer de . Wolfgang éloigna son visage du carreau, et poussa discrètement son frère du coude. Ce dernier se tourna vers lui, le regarda d'un air interrogateur puis secoua la tête en signe d'incompréhension.
Les enfants ne comprenaient pas le manège étrange qui se déroulait sous leurs yeux. Ils n'avaient jamais vu quelqu'un regarder un oeuf à la lumière d'une ampoule montée dans une boite de conserve et ce rituel leur semblait étrange au possible... Ils collèrent à nouveau leur visage contre le carreau et virent la femme au tablier bleu emballer avec précaution la marchandise dans une page de France-Journal qu'elle avait tiré de sous le comptoir.
Maintenant elle tendait le paquet à la cliente qui avait, entre-temps, sorti son porte-monnaie d'un immense cabas en toile. La femme au tablier bleu ouvrit une caisse en bois posée sur le comptoir et y rangea le billet de cinq cents francs que la personne au visage fermé lui avait tendu. Elle rendit la monnaie puis remercia d'un mouvement de tête la cliente qui se dirigeait maintenant sans un mot vers la porte de sortie.
Une fois seule, la vendeuse quitta le comptoir et partit vers le coin opposé de la pièce où trônait un immense fût en bois rempli de harengs marinant dans la saumure. Elle replaça d'un geste machinal le couvercle sur le fût puis se rendit au fond du magasin.
Des étagères chargées de boites de conserves, de paquets et de bouteilles longeaient le mur derrière le comptoir. D'immenses rondelles de saucisse Lyoner ainsi que de longs salamis et des chapelets de saucisses à cuire étaient accrochés à des crochets en métal brillant. Il était déjà tard et la vendeuse commençait à ranger et à nettoyer le magasin.
Les deux gamins avaient toujours le visage collé contre le carreau de la fenêtre.
Wolfgang repéra sur le comptoir trois grands bocaux en verre remplis, l'un de chewing-gums gagnants à dix centimes, l'autre de souris en caramel enrobées de chocolat à vingt centimes et le troisième des fameux Carambars avec points Delespaul à cinq centimes emballés comme des papillotes dans leur papier jaune et rouge. Le Caramba, comme l'appelaient les gamins, était la friandise de base dont tous les écoliers de l'époque aimaient se régaler et petits et grands en faisaient une consommation effrénée.
Le prix, plus que démocratique, de cette barre caramélisée permettait même aux plus démunis de connaître le plaisir rare des morceaux de confiserie qui collaient aux dents et provoquaient des caries qui allaient faire quelques années plus tard, la fortune des dentistes de la région.
Avec les billes en terre à un centime et les paquets de cigarettes P4 à douze centimes, les épiciers et les buralistes de France et de Navarre étaient assurés d'une clientèle régulière et peu exigeante qui remplissait quotidiennement leurs tiroirs caisse.
- Voilà une épicerie Samer qui se respecte et que nous ne tarderons pas à visiter, dit-il à son frère en s'éloignant de la fenêtre...
Entre-temps, la cliente avait disparu à l'intérieur d'une des baraques et les ruelles de la cité étaient à nouveau désertes. Arrivés au premier croisement, en bas de la côte, les gamins rebroussèrent chemin et s'engouffrèrent au hasard dans une des nombreuses voies adjacentes.
Là également, le décor était austère, uniforme et triste. Des dizaines de baraquements luisants sous la pluie, séparés de la route et des habitations voisines par de petites clôtures en bois, s'étalaient à perte de vue. Les ruelles étroites et sinueuses longeaient des jardinets aux arbustes effeuillés et, de temps en temps, un passant, le visage enfoncé dans le col de ses vêtements s'engouffrait en coup de vent dans une des habitations en refermant rapidement la porte derrière lui.
Les enfants accélérèrent le pas pour rentrer chez eux et se mettre également à l'abri de la pluie fine et glacée qui continuait inlassablement de tomber. Le retour au bercail ne fût qu'une longue promenade triste et silencieuse sous la pluie. Trop de questions se bousculaient dans leur tête...
Ce premier contact avec la cité de la Ferme leur laissait d'indéfinissables sentiments que leurs jeunes cerveaux n'arrivaient pas à encore à définir. Ils rebroussèrent chemin et marchèrent en silence jusqu'au bout de la rue qui débouchait sur la place en face de leur domicile. Il pleuvait de plus en plus fort. Ils s'arrêtèrent quelques instants à coté d'un jeune couple qui regardait les baraquements d'un air inquiet. A les voir ainsi, les gamins comprirent de suite que l'homme et la femme étaient également nouveau venus dans cette cité qui semblait ne connaître que la pluie et la grisaille.
L'homme était vêtu d'une lourde veste en tissus sombre et coiffé d'une casquette de marin à visière qui lui cachait la moitié du visage. La femme, petite et menue, était enveloppée dans un immense manteau qui ne laissait dépasser que sa tête coiffée d'un foulard sombre. Serrés l'un contre l'autre, ils regardaient les baraques et les ruelles d'un air perdu et l'étonnement se lisait sur leurs visages angoissés.
Soudain, la femme se mit à sangloter. Elle disait qu'elle ne pourrait jamais vivre ici et qu'elle voulait de suite retourner chez elle, dans son village natal dans les Vosges. L'homme prit doucement celle qui devait être sa compagne par la taille et l'entraîna vers la route. Il lui expliquait avec beaucoup de patience que cette cité triste et froide sous la pluie était certainement bien moins triste sous le soleil et que de toute façon, ils n'avaient pas d'autre solution, les Houillères l'avaient embauché le matin même et ils n'avaient pour l'instant pas d'autre logement à leur proposer que ce baraquement.
Les gamins suivirent du regard le couple enlacé qui s'éloignait lentement sous la pluie battante.
Ils restèrent encore quelques instants sur la place puis s'engagèrent sur le chemin boueux qui menait vers ce qui serait désormais leur maison...
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