NOSTALGIA le Blog qui fait oublier les tracas

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Jean-François Hurth : C'est le 'Sepp' qu'on disait...

Dans ma rue, c'est juste deux maisons au-dessus qu'il habite. Il fait toujours semblant de ne pas me voir. Je sais déjà qu'il va me faire des misères jusqu'au bout. C'est l'âge qui me fait perdre à tous les coups. Lui 19 et moi, tout juste 12. Je suis un aspirant ado, lui un fier impétrant au monde des "Grands".

J'ai la voix claire, des jambes maigres, la pâle figure et la raie à gauche. Parfois je me demande s'il sait que j'existe.

Il est grand, musclé, la voix grave, il fume. Cheveux ondulants noirs, raie au milieu. Quand il marche, sa tignasse c'est comme deux vagues qui retombent sur ses oreilles. Il s'appelle Joseph, mais quand on parle de lui, on dit, le "SEPP".

Ce jour là, dans la montée de la rue de la Forêt, la plus belle rue du monde, je pousse mon vieux vélo-dame, offert par un oncle qui  le trouvait trop lourd pour une bécane sans freins. Accroché au guidon, un sac avec 7 bouteilles vides et une liste de courses à faire dans deux magasins attenants.

Une Boucherie accolée à une SAMER  (Magasin des Houillères), où l'on trouve de tout. Autrement dit, presque un "Supermarché" dans notre Cité Radieuse.

J'aimais bien la Boucherie. Si le boucher était grand et impressionnant, sa petite épouse était gentille, avenante et très serviable. De plus, elle avait un accent plus chantant que le nôtre. Maman qui n'avait pas fait d'études mais qui savait tout, disait :

- Si ça se trouve, elle est Alsacienne.

Le couple qui gérait la SAMER par contre, ne souriait jamais. Le dimanche ils allaient à la grand'messe, celle où tout est pardonné, même la bêtise. Ils utilisaient alors leur rutilante "Renault Frégate" pour faire ce long trajet d'environ 1,2 km. Lui, armé d'un missel noir bourré d'images pieuses, passait devant et chantait fort. C'est elle qui allait communier, bien que les deux sachent compter.

Merde, voilà le SEPP ! C'est LUI en haut de la côte, il reste quarante mètres environ, on est seuls et on va se croiser forcément. Ce coup-là impossible de faire semblant, il va répondre à mon "Sali, SEPP"

Approche calculée, démarche nonchalante : vingt mètres, dix mètres, mine de rien je le lorgne, il a le regard droit devant. Deux mètres, je lève la tête, il s'arrête et cherche dans ses poches. Je suis à sa hauteur, quoi faire ? Je le lance mon "Sali, SEPP " ? Je le lance ? Putain, j'ai pas osé, je passe. Quand discrètement je jette un coup d'œil en arrière, il vient d'allumer sa cigarette, ne se retourne  même pas. Normal, puisqu'il n'a croisé personne.

Des années comme ça... Un autre jour je suis à vélo à hauteur de la niche de "Bobby", le chien de notre voisin commun. Vous vous souvenez de ce chien Texan que les américains avaient laissé à la "Libération" et qui aboyait en Platt, sans le moindre accent.

Donc ce jour-là, je vois le SEPP astiquer sa "VESPA" et, n'en pouvant plus de ne pas être remarqué, je tente le tout pour le tout. Du "une roue" que je m'en vais lui faire… que je me dis ! Ratéééé.. !!. Je me tronche lamentablement avec mon vélocipède de pauvre.

Je fais semblant de ne pas l'avoir vu en me relevant. Lui, il ne fait même pas semblant. Sans lever la tête, il continue d'astiquer ses chromes.

La lecture des jurons du Capitaine Haddock dans "TINTIN", m'apprendra plus tard la signification du mot "Ectoplasme". "Transparent, invisible, inexistant", voilà ce que j'étais.

vespa2.jpg

Quelques années après, il a vingt-sept ans, j'en ai vingt. J'ai le permis de conduire "l'Aronde Verte" N° 97-GR-57 de mes parents. Lui aussi a une "Aronde" numérotée, mais elle est noire.

Mois de Juillet 1961, six heures du matin. Atmosphère d'aurore blafarde à peine éveillée, dans la rue du Général de Gaulle à PETITE-ROSSELLE. Je reviens d'un bal de chez  "Sommer" à STIRING.  Lui en face, vient de GRANDE-ROSSELLEsa copine a dû le mettre dehors. Alcoolémie ignorée… Une ligne droite d'environ trois cents mères nous sépare. Personne dans la rue.

Pour mieux comprendre, imaginez maintenant le générique du film Il était une fois dans l’Ouest avec Henry Fonda et Charles Bronson, armés de leurs Colts de marque "ARONDE"... (Bon, j'en rajoute un peu...)

On s'est déjà repéré. Il avance lentement, j'avance même allure. On roule presque au milieu de la chaussée. Il a la fenêtre côté conducteur ouverte et le coude à l'extérieur.

Moi aussi. La rue est large mais pas assez. Je ne cède rien, lui non plus. Pas question de donner un coup de volant pour s'éviter. Ca y est, on va se croiser...

Je le vois, il regarde droit devant, je n'existe pas. On se croise, au dernier moment instinctivement je donne un léger coup de volant, et j'entends le bruit, "RRRRRAC "!

Purée, j'ai encore perdu. Je sens une douleur à mon coude gauche toujours pas rentré, mais je roule. Lui aussi. Je lorgne le rétro sans lever la tête. Je le vois de dos, coude toujours dehors, il avance, il avance même tranquillement… puisqu'il  n'a croisé personne.

Dégâts légers portière éraflée, une baguette enjoliveur en accordéon. Accident matériel jamais évoqué.  Il ne s'est rien passé.

Le SEPP est issu d'une famille modeste, comme nous tous là-bas d'ailleurs. En recherche constante d'une identité remarquable, on se la joue souvent. Lui, c'est avec ses 'coudes' qu'il espère se singulariser  dans notre hiérarchie de bougres besogneux.

- Le coude gauche, toujours appuyé et sortie de la porte fenêtre de l'Aronde noire. Il roule lentement, clope au bec et allure impériale.

- Le coude droit c'est pour boire sa bière au comptoir. Toujours debout, buste droit, verre à hauteur de la bouche, coude largement ouvert et élégant coup de poignet pour basculer le verre. Sans déglutir ni mouvement de tête, le vider et le reposer lentement. D'un mouvement de cils en commander un autre. Allumer une Gauloise. La classe…

- Les deux coudes, c'est pour la "VESPA". Poignets en bout de guidon, coudes ouverts, épaules légèrement rentrées, cheveux au vent. Faire des aller/retour dans la "Affeschtroos"  (Rue Huber, encore appelée rue des Singes), tourner autour de la Place du Gros Chêne et, comme en Harley Davidson, faire semblant de ne reconnaître personne.

Des années plus tard, la carrière me fait revenir au pays. J'ai 34 ans et lui 41. Il est toujours célibataire et picole désormais avec une régularité de métronome. Comme moi avant, il est "Mineur électro/fond", sans enfants. Il vit avec le reliquat de femmes qu'on trouve lorsqu'on cherche peu. Il a  toujours le comportement du  taiseux ténébreux, fier et content de l'être.

Capitaine de Police au Commissariat de FORBACH, je suis chargé par le Procureur (C’était ainsi à l'époque), de faire procéder simultanément dans différents  endroits du District, à un contrôle  de l'alcoolémie des conducteurs. Ce jour-là,  je décide de rester avec l'équipe qui se trouve place du Marché à Petite-Rosselle.

C'est à 21H13' que se présente L'Aronde noire, toujours la même. Au volant le SEPP coude dehors, cigarette au bec. Il grimpe dans le fourgon pour "souffler", avec plus d'assurance que GABIN, Commissaire Divisionnaire dans le "Le Pacha".

Noudidié, (Nom de Dieu) que je me dis, comment il va faire ? A l'heure qu'il est, sûr qu'il tourne à 2gr.50.

Et dans la  foulée, je vous jure que c'est vrai, je  pense déjà à sa convocation à mon bureau le lendemain, à la bonne trouille que je lui ficherai, en même temps qu'une leçon de morale quant à son hygiène de vie. Ensuite… ben oui, je ferai preuve d'indulgence avec un classement vertical de l'affaire. C'est tout de même un voisin, un mineur de fond et mon drôle d'ami, même s'il ne le sait pas. 

Presque une demie heure se passe et "l'intranquillité" me gagne. Maintenant la porte du fourgon s'ouvre. Dans l'encadrement de celle -ci, le SEPP apparaît altier, superbe !  

Il descend le petit escalier, avec sa tignasse de cheveux noirs, raie au milieu, ondulante à chaque marche. Ensuite, il me toise avec la hauteur nécessaire pour un clin d'œil condescendant et, desserrant à peine les lèvres il me dit :

- Ja is das nicks !! (Traduction réelle : Ça te la coupe hein !) Après, il s'engouffre dans son "Aronde" hors d'âge et va se garer devant "La Taverne", le bistrot d'en face, dont il est le meilleur client.

A mon tour je pénètre dans le fourgon pour savoir comment s'est passé le contrôle. Les gars assez hilares et avec une étonnante satisfaction, me disent alors qu'ils n'ont rien relevé.

- Oui Capitaine, lorsque le Sepp nous a raconté qu'il vous connaissait depuis toujours, que vous étiez son meilleur voisin et qu'un jour même il vous a sauvé la vie au fond, ben…  on l'a laissé repartir. On a pensé que ça vous ferait plaisir.

Vous avez bien fait... Merci les gars, que j'ai dit !

Oh putain, l'ignoble salaud, l'horrible créature, il m'a encore b...!  Mais en même temps, oui simultanément presque, par je ne sais quel bizarre sentiment, je pouffe tout seul, et une étrange satisfaction me gagne.

Trente ans ont passé. Ce soir-là, je suis invité chez une amie de Schoeneck, veuve grâce à Dieu d'un mari insortable qu'elle vouait aux gémonies depuis fort longtemps.

C'est avec force cigarettes, achetées par kilos au Luxembourg et des "Gras doubles" largement assaisonnés, qu'elle avait finalement eu sa peau, terrassé qu'il fut devant sa "Téléfoot", par un infarctus réussi, en même temps qu'il hurlait : "Allez les verts", en rotant sa bière.

Son nouveau compagnon, un veuf disponible et en bon état, qu'elle avait remarqué dès la sortie du cimetière, était fort sympathique au demeurant.

Alors que nous évoquions tour à tour l'incidence de la Sinusoïde de Lepatt sur le réchauffement climatique et, pour nous détendre les frasques de l’ami Fritz, médiocre cycliste, mais figure de proue des pochtrons "Schenèckois", un appel d'une cousine éloignée du SEPP, figea mon rire.

- Le SEPP est mort qu'elle me fait, il est à la morgue, on l'enterre demain. Elle m'attend devant, faut qu'on cause.

Merde il est mort, bon sang le SEPP est mort. Ah le con ! Putain, cette salope de "Camarade Faucheuse", n'en aura donc jamais fini de tuer les braves gens.

Mais pourquoi lui, pourquoi not'Sepp… que je soliloque dans ma vieille Peugeot, avant de me poser devant le"Doodeheissie". C'est comme ça qu'on traduit "Morgue" dans le bel idiome de chez nous.

Une superbe maisonnette d'ailleurs, dont beaucoup nous envient la vue imprenable qu'elle offre sur l'usine d'incinération de GRANDE-ROSSELLE, ville soeur, toujours sous occupation Allemande. 

Elle est là, la cousine éloignée. Elle doit me parler c'est important; mais d'abord on va voir le SEPP.

Bon Dieu, en trente-six ans de loyaux services dans le métier, j'en avais pourtant vu des décédés pas contents, des pendus franchement pas beaux, des noyés volontaires moches et tout gonflés, des écrasés tout plats et des assassinés complètement surpris, mais des comme le SEPP, jamais !

Pour tout vous dire, ce n’était pas seulement de l'inconsolation qu'il portait sur le visage, comme beaucoup. Non, lui il faisait  franchement la gueule. Jamais je n'avais vu quelqu'un d'aussi mal à l'aise dans son cercueil.

- Qu'est-ce- qui s'est passé que je demande à la cousine éloignée, dernier membre de sa famille disparue.

- C'est depuis qu'on lui a retiré le permis à vie qu'il n'a plus parlé à personne et qu'il s'est laissé partir. Faut dire aussi qu'il était mal en point, vous savez avec la vie qu'il menait…   

- Je dois vous donner ce dossier, il vous concerne, on l'a trouvé dans ses  affaires.

C'était une chemise cartonnée, initialement jaune qui portait la mention :

"Mon ami Jean-François".

A l'intérieur, tous les extraits de presse me concernant, pendant mes sept années de Police dans le District de Forbach. Mon prénom "Jean-François",  toujours soigneusement surligné.

Je dois vous dire bon Dieu que ça m'a fichu un de ces coups !

Vous souvenez-vous que dès le début de mon histoire, je disais que le SEPP me ferait des  misères jusqu'au bout ? Ben, c'est gagné !

Coup de bol, j'ai trouvé mon mouchoir juste à temps.

 

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18/09/2017

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