J.F. Hurth : Vacances initiatiques
VACANCES INITIATIQUES
Dormez tranquilles chers lecteurs, presque tout ce que je vous raconte là, est pure invention. Sauf les dates, les lieux et la plupart des faits. Quant aux personnages, ils sont sous contrôle. L'auteur
VIVA ESPANĂ, juillet 1962.
GILBERT et moi à 21 ans à peine, on a déjà perdu une guerre. Celle de l'Algérie où nous venons de passer 18 mois, avec l'autorisation du gouvernement de tuer notre prochain héroïquement.
Mais comme on était Artilleurs et que nos obus atterrissaient à des kilomètres dans le Sahara inhabité, on est pas sûr d'avoir vraiment obéi aux ordres.
Alors, la conscience presque tranquille, nous voilà revenus au pays certes soucieux, mais encore assez vivants.
Pour nous remonter le moral, la République, nous a remis des Croix d'anciens combattants qu'on rangera bien dans nos tiroirs.
Ensuite, les Houillères où on bosse, nous ont accordé avec une grande mansuétude huit jours de congés exceptionnels, avant de nous renvoyer au fond de la mine, histoire de nous rappeler notre condition et l'ordre des choses. Tout de même !
Mais aujourd'hui c'est fini, nous sommes le 1er Juillet, notre Puits est fermé jusqu'en Août et nous v'là en vacances. Il est 23 heures et avec les copains on fait beaucoup de bruit dans l'un des 27 bistrots de NOIREMINE qui compte 7000 habitants, dont 2500 "Gueules noires".
Pour l'occasion on a endimanché notre voiture. C'est une "Deux Pattes" Citroën.
Une cravate à chaque essuie- glace et une rose coincée aux poignées des portes.
Du coup elle a une tronche de prototype, cette vénérable Deudeuche, née Française en 1953.
Les portières avant s'ouvrent avec la même grâce que les jambes des dames qui en descendent, rendant ainsi l'infini aussi proche de notre imaginaire que les lointaines étoiles du toit ouvrant. Quant à l'embrayage, on sent qu'il broie du noir, à l'instar du pot d'échappement qui n'a pas bonne mine non plus.
Lorsqu'avec GILBERT on a embarqué pour notre grande aventure direction le BITCHERLAND, les mouchoirs se sont agités sur l'escalier du Bistrot "Chez Irène", habituée qu'elle est, à la séparation des couples après boire.
Direction HASSELFURTH. On a le matériel camping prêté par les Houillères et on s'arrêtera à BAERENTHAL pour passer la nuit. Il nous reste de la bière, la vie est belle.
On roule, on rigole, on chante, le monde entier nous appartient, on ne peut pas mourir, c'est sûr. Mais au dernier moment, juste au carrefour de MERLEBACH, déboule une... idée géniale dans les synapses de GILBERT. Et si on allait en Espagne FRONZ, qu'il me sort comme ça, mine de rien.
Chiche que je fais, en même temps que son brutal coup de volant direction le Grand Sud. Tant pis, les copains enverront à la famille des cartes Postales oblitérées à BITCHE. "OLÉ ! ".
La fameuse Deudeuche
Il y a chez les HISPANIQUES m'informe GILBERT, un paradis qui s'appelle SITGES, c'est juste en dessous de BARCELONE, on devrait y aller.
C'était parti, et à tour de rôle on roule toute la nuit.
Presque pas d'autoroute à l'époque. Vitesse max de notre bolide, un petit 95 dans les descentes, moyenne 45, et il reste 1.100 km à faire. Vers les 14h du lendemain et près d'AVIGNON, devant nous une 2CV aussi bleue que la nôtre est verte, mais immatriculée en 07 (Ardèche). Deux filles à bord. On double avec des grands signes, debout les pieds au plancher dans notre "2 CV" à ciel ouvert.
Pas de réponse encourageante. On ralentit, cette fois c'est elles qui nous doublent...
On recommence etc... Finalement on s'arrête. On a prélevé une cravate à chaque essuie-glace pour nous présenter en polo de fête, coiffés d'un chapeau de paille, façon Maurice CHEVALIER
Elles rigolent, on leur offre notre accent, on découvre le leur, elles nous prennent pour des Belges et on fait connaissance en partageant une thermos. C'est l'empathie.
Elles aussi vont en Espagne, mais n'ont pas encore décidé de l'endroit. Peu importe, comme nous elles vont camper.
- Et si on découvrait ensemble ce fameux SITGES sous BARCELONE, propose Gilbert
On négocie, elles tergiversent. Finalement c'est OK et c'est parti chez les IBÈRES.
JULIE, la passagère monte avec GILBERT et moi je m'installe à côté de CLAIRE qui conduit.
On roule, on sympathise, on s'évalue. Les heures passent, on a oublié qu'on avance, finalement on arrive, c'est SITGES, Il est près de 21h, il fait nuit, tout le monde descend.
Pas de camping et même pas besoin de tente, car très vite des autochtones nous proposent des locations à des prix dérisoires. A l'époque dans la mine, on gagnait environ 80.000 Francs (Anciens) mensuel, et dans la cagnotte on avait mis 20.000 francs chacun. Pour mémoire, je crois que le paquet de "Gitanes" coûtait à peu près 150 balles.
On s'installe. Une chambre à 2 lits avec salle d'eau par couple... et vogue jeunesse. Allez, on va visiter la ville. Superbe ce SITGES de 1962, époque où les téléphones sont encore attachés à des fils...
C'était alors une petite station balnéaire à trente km au sud de BARCELONE, avec des plages de sable encore bordées de champs. Là où trônent maintenant des dizaines d'hôtels, autant de boites de nuit et tous les accessoires indispensables, au rabattage du tourisme de masse. On picole, on rigole, on mange, chaque instant est une découverte, une création, une improvisation.
Elles ont quinze jours à passer là, nous dix-huit...
YOUPI ! Qu’on gueule.
OLÉ ! Qu’elles rectifient.
C'est à PRIVAS en Ardèche qu'elles habitent, elles ont 23 ans et sont contrôleuses des impôts. Nous, on leur raconte qu'on est représentants chez "MERCEDES", d'où notre accent germanique et si on roule en 2 CV, c'est à la suite d'un pari perdu...
C'est vrai qu’on n’a pas osé leur dire qu'on était mineur de fond.
A l'époque dans notre entendement, "MINEUR" était le métier de l'échec.
Nos parents nous l'avaient assez martelé depuis des années : " Si tu ne travailles pas à l'école, t'iras à la mine". Ils avaient évidemment tort de disqualifier ce dangereux métier, mais c'est ainsi qu'on causait dans nos cités. Comme nous, elles ont quelques engagements... chez elles.
Mais ici c'est la récré et à vingt ans l'émotion gagne toujours sur la raison.
Même qu'on vient de perdre la notion du temps, puisqu'il est deux heures du matin. Notion du lieu aussi, car en cette première nuit hispanique, on peine grave avant de retrouver notre location.
- Au fait on couche comment, que je hasarde, mine de rien et..., sait-on jamais...
- Bonne nuit, fut la féminine et souriante réponse, avant fermeture des portes.
On avait l'air con. Du coup me v'là avec GILBERT dans nos deux lits de 90.
On picole un peu en parlant stratégie de conquête, mais on avait encore rien compris. Rien !
Pour couper cours au suspens, je préfère vous avouer tout de suite qu'on a couché ensemble le troisième soir, mais c'est elles qui l'avaient décidé !
J'explique et je rappelle :
Y a une grande blonde c'est JULIE, et une brune moyenne qui s'appelle CLAIRE. Aucune n'est franchement belle, bien que sous leurs habits on devine des corps de plaisance. Le visage de CLAIRE est même taché de rousseurs, ce qui lui donne un air tout juvénile. Mais les deux ont un humour décapant, du tempérament à revendre et, faut bien admettre qu'on a un peu de mal à suivre.
Un soir que nous avions trop honoré la reine "SANGRIA", je me suis retrouvé dans le lit de CLAIRE la brune. Nuit agitée, initiatives avortées et conclusion invendable.
Au petit matin ma dulcinée s'acharnait sur le sommeil, au point d'en ronfler.
Retoquée la vedette de NOIREMINE. Allons bon ! C'est au douzième coup du très catholique clocher du coin, qu'on a procédé au regroupement de nos neurones.
Alors on a constaté que la mer sous le ciel bleu, c'était quand même pas mal.
Pour tout vous dire à SITGES, même au cimetière, on avait l'impression que les morts étaient en vacances.
- Tout le monde à l'eau hurlent les filles ! Elles bronzées, nous le teint laiteux des nourrices bavaroises. Il est vrai qu'au fond de la mine, on bronzait mal et qu'on nageait davantage dans la sueur que dans les piscines
Donc, je ne flotte pas. Elles, oui et comment ! Même le crawl qu'elles savent faire, pendant que GILBERT brasse péniblement, je me dis qu’il a dû apprendre à la colo. Pourvu qu'il ne coule pas, c'est lui qui sait où est cachée la cagnotte.
Le Whisky ne coûte presque rien. La bouteille enfouie dans le sable humide de la plage, nous met de bonne humeur entre les repas, lesquels alternent des recettes que nous découvrons avec bonheur.
Paëlla, Gaspacho, ou autres Tortillas de Patatas, plats dont la descente est toujours accélérée à la Sangria et les filles ne sont pas en reste. Dans cette Espagne de 1962, nous sommes presque riches, car la "Peseta" de FRANCO ne vaut pas grand-chose et ça nous permet de fréquenter les restos sans trop de soucis.
Au cinquième jour on a changé de partenaire. J'étais avec la grande blonde et GILBERT chez la moyenne brune.
Ça s'est fait comme ça, à l'initiative des filles, sans trop d'histoires et très peu d'état d'âme. Comme qui dirait, "façon politesse", pour rester amis.
Il est vrai que nos curieuses Ardèchoises, nous avaient "Streng verboten" l'exercice de reproduction, genre protocole biblique.
Alors on s'aventurait dans l'éveil de nos appendices, nos protubérances, ou quelques hasardeux orifices, pour tant bien que mal arriver au bout du processus.
Souvent ce maladroit hors-piste, prélude espéré de la vibration de nos sens, était ponctué d'éclats de rire repris en écho par le couple de la chambre d'à côté.
Plus prosaïquement, donc moins dans les finesses et juste pour être précis :
On couchait, mais on ne baisait pas. Disons qu'on pratiquait une forme de savoir vivre à l'ancienne.
Faut préciser que des fois aussi, nous étions interdits de séjour chez nos Ardéchoises, dont le contrôle de l'impôt ne semblait pas être la seule spécialité. Surprenant !
Et pourquoi donc je vous prie ? Grasses matinées, après-midi à la plage et sorties sympas le soir. On finissait par être très attachés à nos amies, dont le naturel nous avait épargné les incontournables et, souvent laborieuses parades de conquête.
Il est vrai que leur comportement sans équivoque, macéré dans un savant bain d'équilibre, leur donnait une bonne dizaine d'années d'avance, comparée aux mœurs de l'époque
A telle enseigne qu'avec GILBERT on ne se sentait même plus obligés de picoler pour faire les intéressants. On venait de comprendre l'évidence de la simplicité et je me demande même si ce n'est pas à cette époque, qu'on a commencé à savoir se servir du bonheur.
Sauf que le TREIZIÈME soir, nous sommes allés au casino. Et là, ce fut le DRAME !
Comme presque tout joueur qui s'y risque la première fois, on a gagné un petit paquet dès le début. Contents de nous, on décide d'aller manger, mais GILBERT voulait encore rester un peu. Je vous rejoins vite fait qu'il a dit. Alors ces salopards de "bandits manchots" se sont mis à faire leur boulot de voleurs des casinos. Nous, on ne se doutait pas que le démon du jeu venait d'amorcer GILBERT brutalement.
Celui-là même qui, tout faux cul qu'il est, pousse ses victimes au fol espoir de gagner encore plus. Ce Diable vicieux qui patiemment convainc le joueur qu'il peut se refaire, surtout quand les pertes s'accélèrent. C'est toujours comme ça que commencent les misères de l'addiction chez les fragiles.
Mais GILBERT comme moi, n'avait jamais joué à autre chose qu'à la belote.
Il ne savait donc pas que c'est avec l'espoir qu'on se fiche des pauvres depuis la nuit des temps.
On en était au fromage, quand il est arrivé les traits tirés, livide et défait comme un mort qui ferait la gueule.
- J'ai tout perdu qu'il a fait, avant de s'affaler sur la banquette. On s'est regardés.
- Tout combien j'ai demandé ?
- Il nous reste 5000 balles dans la cagnotte, j'ai perdu le reste. Chuis un con !
C'était même pas de quoi payer l'essence pour remonter à NOIREMINE.
Soirée plombée, les filles payent l'addition, personne ne s'engueule, tous on réfléchit.
Tous, sauf JULIE qui se lève et annonce d'autorité :
- Bon, on se couche, CLAIRE et moi on va à BARCELONE demain. Le lendemain soir les filles rentrent hilares.
- On est peut-être sauvées annoncent-elles, avant que JULIE n'exposât son étonnant projet.
Il y a deux ans après un contrôle, elle avait "redressé" un soit disant "MAGE", qui gagnait beaucoup d'argent, mais n'en déclarait que très peu aux impôts.
Tout son art consistait à exploiter la crédulité des imbéciles qui ne demandent qu'à se perdre dans les mystères.
Il leur vendait des Médaillons "TALISMANS", pour obtenir un bronzage rapide et de longue durée. Six mois qu'il annonçait l'escroc ! Accessoirement son Grigri retardait aussi la calvitie... Or, elles venaient de trouver les mêmes médaillons à un prix dérisoire dans un magasin de pacotilles à BARCELONE. Une cinquantaine pour presque rien.
- Demain matin dit-elle, on s'installe sur le marché et on propose ces breloques à gogos, aux touristes friands de bronzage, surtout les gens de l'Est. On expliquera que notre médaillon, connu et fabriqué depuis des siècles par les moines du TIBET, permet de faire virer en bronzage patiné, les peaux les plus blanches. FRONZ, tu feras l'interprète pour faire l'article aux Allemandes qui seront notre cible principale. Pour être crédible, faut vendre notre "Grigri" très cher et on l'appellera le "PENTACLE ".
Ensuite, on les entend bricoler une bonne partie de la nuit. Le lendemain matin on se retrouve entre un marchand de pastèques auquel on achète 4 pièces pour être copains, et un vendeur de crèmes solaires, à qui on explique que nous conseillerons ses produits à nos clients.
JULIE trône superbe derrière son étal avec un bronzage parfait, des yeux bleus et le regard extatique d'une bouddhiste qui bosse son nirvana. Habillée d'un sari rouge, elle a tout de l'illuminée de service, mystérieuse et hors du temps. CLAIRE, en sari également, un discret voile sur la tête, est assise en tailleur, un "PENTACLE" avec sa chaînette autour du cou.
Afin qu'il se trouvât en exergue, on a placé notre "TALISMAN " sur un présentoir nappé de pétales de fleurs. En arrière-plan, un panonceau représente un moine Tibétain porteur de la magique breloque. En dessous, un écriteau racoleur :
PENTACLE DU TIBET
Restez bronzés toute l'année
Prix Zen : 5.000 Francs.
A 18 heures une majorité d'Allemandes, six Hollandais et onze Belges avaient tout raflé. On a offert les deux derniers aux marchands de Pastèques et de crèmes solaires, qui avaient fait de bonnes affaires aussi.
En soirée on s'est fait un excellent resto pour faire nos comptes, la fête et nos adieux. C'était le 14ème jour, on était refait financièrement mais un peu tristes, car on allait se quitter le lendemain.
Les vacances des filles étaient terminées. Comme toujours, on s'est jurés de se revoir et de ne jamais s'oublier. Comme toujours, on ne s'est jamais oubliés, sauf qu'un jour et bien longtemps après...
Oui c'était en 1987, vingt-cinq ans et quelques concours de rattrapage plus tard.
J'avais depuis longtemps quitté la mine pour entrer en police, et au moment des faits, j'étais chef d'une Brigade de Répression des fraudes, (La BRF), détaché à l'Inspection des Douanes.
Une importante affaire d'escroquerie avec dissimulation fiscale et cavalerie bancaire, nécessitait une enquête approfondie avec le concours du Centre des Impôts de PRIVAS en Ardèche. J'agissais sur commission rogatoire de ma Direction judiciaire.
Sur place, on me présente la patronne du Centre, c'était JULIE ! Bon Dieu, à près de cinquante berges quelle nana ! Un port de tête si naturellement altier, qu'il rendait inutile le badge de ses fonctions.
- T'es venu en MERCEDES qu'elle m'apostrophe, avec un clin d'œil de nana à qui on ne la fait plus. On s'embrasse comme les joueurs au foot Italiens, quand ils ont marqué.
Le soir au restaurant, CLAIRE nous rejoint. Elle est désormais responsable de la Perception d'AUBENAS, et en bonne forme aussi. Ensuite, on passe la soirée à évoquer le passé, raconter le vécu et conjecturer du futur.
Résumé :
Elles vivent en couple, séparées de leurs éphémères compagnons, ignorants qu'ils étaient de leur seul rôle de reproducteurs et de leur paternité, par conséquence.
Résultat heureux, une fille d'une vingtaine d'années chacune. JULIE m'explique que c'est après notre rencontre à SITGES, qu'elles avaient espéré modifier le cours de leur nature. Ce fût un échec, car on ne peut rien contre l'aléatoire attribution des chromosomes, souverains juges de la préférence sexuelle.
- Et toi mon hétéro, finalement t'es poulaga ou gabelou (douanier), qu'elle démarre pour m'allumer en changeant de sujet, je soupçonne.
- Les deux ma biche! Avec vous au fisc et GILBERT qui donne maintenant dans la gendarmerie, on représente une synthèse mixte d'emmerdeurs des braves gens.
Raison de plus pour qu'on reste groupés cette nuit, qu'elle conclue.
T'es notre invité, on a une chambre d'amis, tu dormiras peinard et demain on s'occupe sérieusement du dossier de tes arnaqueurs. Et roule la vie... Noiremine, Juillet 2019
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