NOSTALGIA, le Blog qui fait oublier les tracas

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J.F. Hurth : Les affaires Félix

Ça va faire plus de dix ans qu'il a tiré sa révérence le FÉLIX et toujours pas de nouvelles, alors que nous avions les meilleures relations de son vivant.

Étonnant, c'est pas dans ses façons, il a dû se passer quelque chose. 
Désolé donc, car dans ce récit qui résume sa vie, mais sans quelques précisons de sa mémoire, j'ai dû prendre des libertés avec plusieurs dates et certains noms propres.

Je pense qu'il me pardonnera.
Par contre, je n'ai rien modifié quant à l'authenticité des faits que je vous livre, à l'instar de ce que lui-même aurait souhaité vous raconter.

FÉLIX était le meilleur ami de mon père, qui lui s'appelait WILLEM. Aucun des deux n'avait choisi son prénom. 

FÉLIX était beau comme Alain DELON, mais depuis plus longtemps, car il était son aîné de 10 ans.
Comme DELON, il a été apprenti boucher.
Comme DELON, il plaisait aux femmes. 
La comparaison s'arrête là, car FÉLIX n'a jamais fait de cinéma, mais il savait faire tout le reste. Des affaires en particulier. 
- À 20 ans il excelle dans le métier de tourneur sur métaux aux Houillères. Avec son CAP de boucher, il commence à surprendre.
- À 22 ans il quitte l'entreprise, achète un camion on ne sait trop comment, et devient livreur de charbon à domicile.
Au deuxième camion ça devient sérieux et il décide de passer le permis de conduire...
Bientôt il a trois camions et deux chauffeurs. Il gagne alors assez d'argent pour acheter un "ÉNOOORME" camion de chantier. Il laisse tomber les livraisons de charbon et commence à travailler dans les carrières de sable, notamment pour l'installation du siège "Wendel" à Petite-Rosselle, dans les années cinquante.
Les Houillères payent très bien mais il faut aller vite. Il travaille jour et nuit dans son énorme camion "Mack", avec une cabine à deux mètres du sol et une direction à peine assistée à l'époque. Bientôt il en aura deux, puis trois, et même quatre, de ces engins monstrueux.
L'argent rentre à flots, mais FÉLIX sans prévenir arrête cette affaire. Il vend tout et part s'installer pendant un an dans un superbe hôtel à Nice. Les pieds en éventail, il prend ses premières vacances, découvre la mer, multiplie les conquêtes féminines et trouve que la vie est belle. 
Un jour, il revient avec une blonde sulfureuse, au bronzage intégré et montée sur talons aiguilles, où elle range une grande partie de ses neurones.
Sans crier gare, il se lance dans le marché de la "BIÈRE AMOS".

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De temps en temps il débarque chez nous, mais beau comme il est, mon père planque alors ma mère, car FÉLIX avec sa belle gueule, faut s'en méfier un peu, il est du genre furtif.

J'ai 11 ans à l’époque et à chacune de ses visites, parfois avec sa blonde et vaporeuse Niçoise, à l'impossible accent et aux incessants tricotages de jambes, je fonce dans la rue (La Waldschtroos, plus belle rue du monde...), pour admirer sa voiture.
C'est souvent des camionnettes à bennes basculantes pleines de bosses, qui sentent le gasoil et les fuites de toute nature. La roue avant droite coincée contre le trottoir de la descente, car le frein à main est incertain.
Parfois même, il vient carrément en gros camion brinquebalant plein de caisses "D'AMOS" avec sa niçoise repeinte et surélevée.
Mon père le WILLEM, il disait toujours que le plaisir du FÉLIX avec les bagnoles, comme avec les femmes, c'était pour voir comment ça fonctionne.
Évidemment, son extraterrestre qu'il appelait "OUASEL"(Ursule), alors qu'elle se prénommait "RAMONA", n'a pas fait long feu. Finalement elle est repartie sous son soleil pour mettre à jour son bronzage en même temps que son agenda, tandis que FELIX sans difficulté, en a trouvé une autre toute neuve, en fin de soirée du samedi suivant, à un bal champêtre près de Gaubiving.
Quand plus tard il est venu nous la présenter, j'ai eu le coup de foudre du préadolescent incendié au lance flamme, modèle "Grande Guerre".
Amoureux transi à près de 12 ans, j'étais prêt à vendre ma "Communion solennelle", avec le curé qui nous y préparait, pour une seule bise de cette nana, canon à fond la caisse.
"Mei PRICHITT" (Ma BRIGITTE), qu'il disait le FÉLIX qui avait maintenant 27 ans, un projet par jour et un fort accent de chez nous.
Cette beauté autochtone habitait au Bruch, quartier de Forbach, dans la champignonnière cité de baraques qui pousse là-bas à l'époque. Je crois que c'est la seule femme qu'il ait aimée, alors qu'il en a pratiqué des dizaines. Pour preuve, il l'a gardée jusqu'au bout.

Faut préciser que c'est surtout à elle que revient le mérite d'être restée... 
Mais, entre temps, son Dépôt/Distributeur de "BIÈRE AMOS" commence à marcher et, comme d'habitude, au 4ème camion, FÉLIX arrête pour se lancer, fin des années soixante, dans la construction de ce qui fut le Restaurant à l'enseigne : "CITY SEE" .
Un sympathique "Routier", avec un jardin d'enfants et un étang de pêche. L'ensemble créé par lui à coups de Bulldozer, avec l'assistance de sa PRICHITT pour les finitions à la brouette. Je crois que le bâtiment existe encore, mais sans le commerce. C'est à la sortie de Sarrebourg, pas loin de l'usine à chaussures "MEPHISTO"
Dans la foulée il construit leur maison d'habitation attenante et, comme l'affaire marche bien pendant des années, ils peuvent acheter 2, voire 3 appartements dont la location représentera une retraite pour leurs vieux jours car FÉLIX, je précise, ne cotise nulle part, sauf à l'obligatoire Sécu.
Mais avant de raconter la suite, faut quand même que je vous cause du bonhomme, parce qu'on pourrait croire que j'invente.
On imagine bien que pour réussir à cette vitesse partout où il passe, faut pas être bête, faut aimer le risque, faut inspirer confiance et surtout, faut bosser tout le temps. J'ajoute qu’il ne fume presque pas, boit à peine, mais adore les femmes, qui le lui rendent bien.
Quand le FÉLIX parlait, sans jamais élever la voix et ce, quel que fût l'endroit où il se trouvât, tout le monde écoutait. 
Il y a des gens comme ça ! Ils sont tout simplement charismatiques et crédibles, même sans connaître les subtilités du verbe "Avoir", et ses horribles fricotages avec le complément d'objet direct.
Je pense que né au Far-West, il aurait été chercheur d'or, de même qu'il aurait trouvé du pétrole dans la Creuse, ou vendu des passe-partout aux gardiens de prisons, s'il avait été taulard. 

Ce ne fut heureusement jamais le cas, même si FÉLIX a passé sa vie sur la ligne blanche, sans jamais la franchir. Seul son casier judiciaire est vierge, lui beaucoup moins, je vous expliquerai. 

A titre d'exemple pour sa réputation...
Quand il est à Sarrebourg, patron de son "Restau-Routier" dans les années 70/80, il appelle régulièrement le flic que je suis à l’époque pour obtenir le renouvellement de son autorisation de "Détention d'arme", car son affaire est isolée en sortie de ville.
Je passe alors par les gendarmes compétents du secteur, qui pratiquent la traditionnelle enquête de personnalité. 
Jamais de problème. FÉLIX est l'ami de tous, y compris des forces de l'ordre et obtient son droit de "Détention" illico. D'ailleurs partout où il passe, il trouve très rapidement un éclectique réseau d'amis, grâce auxquels tout s'arrange, tout devient possible. 
Demandez-lui un "CHAR LECLERC" de la 2ème guerre mondiale, il réfléchit et vous demande très sérieusement :
- Was fa Faab ? (de quelle couleur ?)... Là je pousse un peu.., mais pas beaucoup, je vous assure.
Entre mes 11 et 17 ans, mes parents mineurs de fond, m'envoient chez lui pour me «dégrossir», mais aussi pour bosser et gagner un peu de sous pendant mes vacances scolaires. Autant vous le dire tout de suite, là-bas j'ai presque tout appris.
Plus tard, mineur de fond comme toute la famille, après des études secondaires courageusement ratées, je vais de surcroît perdre six ans de soirées télé !
Oui, car pour pallier le retard et remonter la pente, faut bosser des concours tard le soir et après le boulot.
Finalement, mais assez laborieusement faut bien l'avouer, j'arrive à intégrer le sanctuaire de la flicaille, "L'École Nationale Supérieure de la Police", pour une formation de Commissaire sur 2 ans. A la sortie, on nous suggère que pour accélérer la carrière, ajouter un DESS au cursus, çà ferait plus chic.
Allez.., entraîné à la rédaction de presque n'importe quoi, autant en finir avec ces études tardives. 
"Analyse du phénomène LE PEN", que j'ai titré mon Mémoire. (je répète : "Analyse") 
C'était en 1989, mais je me suis rendu compte très rapidement que ce parchemin de carte de visite, n'était d'aucune utilité pour la pose d'un carrelage et carrément hors sujet pour tapisser le salon, ou faire fonctionner le lave-linge, connaissances indispensables, comme on sait, si on veut être tranquille et garder son épouse. 
FÉLIX lui, il m'avait déjà enseigné tout le reste de ces fameuses "choses de la vie".
Comme le camouflage de l'émotion, le goût du risque, l'auto dérision et surtout l'humour.
Les "Fondamentaux" comme on dit maintenant, pour faire moderne.
Les appliquer était un exercice autrement difficile et j'avoue n'y être arrivé que de temps en temps. Sa grande théorie de la réussite en dix mots : 
"C'EST ÇUI QUI SAIT S'ADAPTER AVANT LES AUTRES, QUI GAGNE".
Çà, il me l'a martelé cent fois et il avait raison.
A ses débuts dans les années cinquante, jeune marié avec sa PRICHITT, ils habitent à Forbach dans sa maison natale. 
Son père est mort à la mine très jeune, et la maman qui occupe l'étage, n'est pas un exemple de douceur maternelle, ni de gentillesse avec sa belle-fille.
Comme son affaire de "BIÈRE AMOS" marche bien et pour occuper la PRICHITT, il ouvre une "Épicerie-Laiterie" qui tourne bien aussi.
Seul sur la Place, il a toute la clientèle des baraques, comme d'autres commerçants, dans d'autres cités, à Schoeneck ou Petite-Rosselle, en cette difficile période d'après-guerre, quand les gens prennent une revanche sur la nourriture qui a manqué trop longtemps.
Ma relation à FÉLIX est très particulière. Car voyez-vous le truc qui m'attache, c'est que peu importe mon jeune âge, il me traite selon la nécessité, en exécutant, en confident, en ami, ou comme le fils dont il rêve sans trop l'avouer.
Mais en adulte, dans tous les cas.
Cela flatte évidemment l'Ego de l'enfant unique en liberté conditionnelle que je suis, car chez lui enfin, je suis déjà un "Grand", et j'y crois.
Mon boulot : nettoyer les moteurs des camions de livraison avec un pinceau et du gasoil. Charger, décharger, être sympathique avec les clients, être discret aussi et le couvrir quand il fait du "hors-piste" de toute nature...
En fin de journée, contrôle de mon travail. Jamais de remarque désagréable ou de félicitation. Mais, invitation ou "Non", à boire une petite mousse avec lui et ses chauffeurs-livreurs, dans son grand garage, qui sent les camions, la clope et le chien.
Un jour il me dit:
- Demain après-midi je vais à la pêche. Je t'emmène à condition que tu me procures des asticots. Les plus beaux tu les trouveras au "Dreckbéach". (Décharge sauvage )
Le boucher "X", y balance ses restes de carcasses, c'est là où ils sont le plus gros. Mais fais gaffe à ne pas les écraser, faut qu'ils bougent encore pour que les poissons mordent.
Au "Dreckbéach" en question, je trouve effectivement un gros fémur de vache avec encore pas mal de barbaque et donc pléthore d'asticots superbes, en pleine activité.
Une boîte de conserve pleine que je ramène fièrement, trois heures plus tard.
Lui, il est sorti et c'est sa PRICHITT qui m’interdit d'entrer en hurlant bizarrement.

Il est vrai que je sens la charogne à vomir. Elle me balance des habits du FÉLIX et brûle les miens, en même temps que mes chaussures aux relents de bidoche en décomposition.

Elle me traite avec une méchanceté qui ne lui ressemble pas du tout.
Quand le FÉLIX rentre, il a tout compris en voyant sa PRICHITT tituber et vociférer.
Il me prend à part et confidentiellement, comme à un ami de son âge, il me chuchote:
- Es PRICHITT is choun wida voll, ich muss oufpasse, ich menn das sauft...
(La Brigitte est encore ivre, faut que je la surveille, je crois qu'elle picole.)
C'est vrai que la pauvre s'était mise à s'arsouiller insidieusement au "Kiravi", à cause des frasques amoureuses de son FÉLIX, mais aussi parce que le couple ne pouvait pas avoir d'enfants et que la belle-mère au-dessus, ne contribuait en rien à la paix du ménage. 
Je vous raconterai plus tard comment il a fait pour la sortir de cette addiction au pinard et ses dérivés. 

 

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Le lendemain, il m'emmène à l'étang du "Stock" près de Sarrebourg pour m'apprendre à pêcher toutes sortes de poissons. Et ça marche ! 
A telle enseigne que pour le pique-nique, c'est avec les asticots gros calibre intégrés, qu'on a grillé et avalé presque toute la pêche. 
Quel régal ! Ensuite je me suis gondolé de rire quand il m'a raconté en les imitant, les mésaventures de ses copains, dont certains sont de pathétiques héros de comptoirs.
Par contre ce jour-là, le père qu'il savait représenter parfois, ne m'a pas offert une de ses cigarettes "Gitane", qu'adolescent en herbe, je lorgnais du coin de l'œil.
Merveilleux souvenir de cette journée en tout cas. 
En rentrant près de Forbach, il s'arrête devant un bistrot, le "Tout va bien", prétextant un rendez-vous avec un copain.

Il revient une heure plus tard empestant l'Eau de Cologne.
- Donne-moi le vieux "Lumpe" (chiffon) dans la boîte à gants, qu'il me fait en conduisant.

Je lui file ce chiffon qui servait à nettoyer le carburateur. 

Il l'a passé sur son visage sans rien dire. J'ai compris plus tard, pourquoi il préférait sentir le gasoil, avant de rentrer chez sa PRICHITT...

Un autre jour, mais là je dois avoir 15 ans, il m'emmène dans sa camionnette chez les gitans du "Hohlweg", au "Bruch" à Forbach. 
C'est là que résident depuis plus de cinquante ans maintenant, les "gens du voyage", désormais sédentarisés pour la plupart. 
Son arrivée est toujours saluée sympathiquement par ces Tziganes, ces Manouches ou les Roms, car sa camionnette est chargée de caisses "d'AMOS" et de sucreries.
Les friandises, il les distribue avec la tendresse d'un Papa aux enfants qui piaillent de joie.
Les canettes de bière, c'est pour les parents, avec force tapes dans le dos.
Mais son authentique empathie à l'égard du monde des Gitans, était bien plus profonde. 
En 1942, FÉLIX, 17 ans, avait caché pendant quelques mois, deux pères de familles nombreuses, dans l'ancien "Fumoir camouflé" de sa maison, leur évitant ainsi la déportation par les SS, dans un camp où les "fumoirs", avaient une fonction bien différente...
Alors, de facto, il était devenu l'indéfectible et légendaire ami des gens du voyage, qui avaient compris qu'il avait risqué sa vie, pour deux des leurs.
Plus tard, il m'a même expliqué que son premier camion à charbon, il le devait pour partie aussi, à la reconnaissance des Tziganes. 
Ensuite dans ce "Hohlweg" qui lui était acquis, j'assiste à un troc d'objets les plus hétéroclites et d'origine bien sûr douteuse...
C'est ainsi qu'un jour, il récupère le violon de mon Grand Père. L'instrument avait disparu depuis des années.

Il l'obtient en échange d'un "Carillon-douze coups", mais à "L'Avé Maria" désaccordé...
Du coup, mon "Opa" (Pépé), s'est remis à jouer "Le Temps des cerises", pour le grand malheur du voisinage et du défunt Paganini.
Mais je vous ai déjà causé de ce Opa particulier. C'est çui qui avec sa hache, pousse comme Rafaël Nadal, des "Han" de bûcheron quand il fait du petit bois d'allumage...
Le même aussi qui le soir, une oreille toujours collée à sa T.S.F.-Radiola, n'écoute que les opéras en chiquant du "gros gris", car selon lui, à l'opéra on ne fume pas.
Finalement, comme ses copains mineurs, qui eux non plus ne jouaient pas au Polo ni même au Golf, il est mort à 61ans de silicose. Quand on ne s'entretient pas...

Dernière anecdote avec FÉLIX, le mentor de mes jeunes années.

Du temps de l'affaire "BIÈRE AMOS", il avait un chauffeur qu'il appelait la "Carpe" (ou la "Kaap" en Platt).
Comme le poisson donc, parce que la rhétorique du bonhomme se traduisait en borborygmes, du genre consonnes muettes. Et comme une Carpe, il ne survivait que dans l'élément liquide, la bière en l'occurrence.

Un picoleur de haut niveau en somme.
FÉLIX lui avait cédé pour presque rien, l'un de ses vieux camions de livraison de charbon pour lui éviter le chômage. 
Un jour il me dit :
- Demain tu vas livrer le charbon avec le "Kaap", il t'apprendra à conduire.

J'avais entre 14 et 15 ans.
Le lendemain, fier comme "Artaban", je me glisse dans le camion à côté du Kaap au volant, direction la "Kohlehall" (Trémie de chargement du charbon), à Petite-Rosselle.
C'est un plan légèrement incliné, où les camions attendent les uns derrière les autres leur tour de passage sous la trémie.
On se place en queue de file et Kaap me dit qu'il y en a pour une heure d'attente, avant d'être servi. Pour avancer, j'ai qu'à débrayer, pédale de gauche et freiner, pédale de droite, en suivant la file en légère descente.
En cas de problème, il est au bistrot d'en face.
Il n'est jamais revenu. Sous la trémie, on m'a chargé les trois tonnes indiquées sur le "Bon" et je me suis garé tant bien que mal, à hauteur du bistrot. 
Dès que j'ai ouvert la porte j'avais compris. Fallait plus compter sur le Kaap
Debout sur une table, il gueule comme un fou contre tout :
- Le Président René Coty, le Capitaine Dreyfus, la météo, Barabas, le Clergé, la Police et surtout sa femme la Paloma, une belle Espagnole qui avait fui la dictature de Franco, persuadée qu'elle était la pauvre, qu'en France on lui ficherait la paix.
Avec l'aide du taulier, on l'installe dans le camion, côté passager.
- Tu conduis qu'il me fait, ordre du FÉLIX
Faut dire que j'avais tellement envie de conduire depuis si longtemps que j'avais observé le FÉLIX au volant et, tout seul dans la cour, je bougeais les camions pour le stationnement.
Tout a bien marché jusqu'à la baraque au n° 7 rue de la Paix au Bruch, pour la première livraison.
Le chargement était séparé par des ridelles, à raison d'une tonne par compartiment. 
Pour "Kipper" (Décharger), c'est simple... Ouverture de l'arrière, monter la benne, laisser glisser la tonne de la première ridelle par terre.
Restent 2 tonnes séparées par les ridelles
Prochaine livraison au n° 9, quinze mètres plus loin.
Du haut de mes 15 ans je décide de ne pas redescendre la benne pour ce court chemin.
De surcroît, dans le jardin juste à côté, une appétissante femme toute mûre, me sourit dans sa robe de chambre largement échancrée.
Elle va voir ce que je sais faire celle-là !
Débrayage, plein gaz et... et merde ! Oh putain… le bordel ! 
Les deux roues avant se lèvent, dans la benne les ridelles cèdent et… 2 tonnes de charbon par terre au mauvais endroit.
- "Du Junges Aschloch ! ! " (espèce de jeune trou du c..), qu'il gueule le Kaap.

- Tiens, v'là une pelle, compte pas sur moi pour t'aider et il entre dans la cabine avec son trop plein d'alcool de la tête aux pieds.
Benne redescendue, je commence à recharger. Dix minutes plus tard, toujours pas de Kaap.

Je vais voir à la cabine et j'entends son puissant ronflement d'ivrogne en cessation de discernement.
Quand je me remets à pelleter, trois mineurs du voisinage viennent avec leurs grandes pelles à charbon, me prêter main forte. Une heure plus tard tout est rentré dans l'ordre.
De retour chez le FÉLIX , celui-ci est mort de rire quand il extrait le KAAP du camion, pour le "ranger" délicatement dans le garage, comme une fragile piège détachée. 
Ensuite, il lui dit gentiment:
- "Mach da niks draus Kaap, ich flicke da dai Kachte."
(T’en fais pas Kaap, je vais la réparer ta caisse)
25 ans plus tard, en fonction au Commissariat de Forbach, on me fait savoir qu'un nommé Kaap qui me connait trééés.. très bien, veut être reçu.
Il arrive en même temps que la porte, sa poignée et le gardien annonceur en hurlant "Sali Fronz" !..., juste avant de me broyer la main.
Septuagénaire, les stigmates de comptoir n'ont pas raté sa trogne, mais l'ensemble est encore sortable. Il vient pour un PV évidemment injuste, trop cher, scandaleux.., tous des cons, etc.. Je lui promets la lune, il se calme.
Ensuite on se tord de rire à l'évocation de sa cuite, de mon démarrage "manière Fangio" et du charbon par terre au Bruch.
Trois mois après j'apprends sa disparition et j'ai très mal au cœur.
Sacré Kaap de ma jeunesse, attachant et surprenant jusqu'au bout.
Ben oui.., je l'avais classé son P.V.
On pourrait croire que FÉLIX, a réussi tout le temps dans les affaires qu'il menait. 
Bien sûr que non, il a connu quelques déconvenues et la plus importante d'entre elles, n'était pas loin de le laisser sur la paille.
En quelques mots : 
Dans les années soixante, il s'associe avec les frères " XX..." et mise beaucoup d'argent pour créer avec eux, un "Parc de Poids Lourds d'Occasion avec pièces détachées".
Il se fait avoir par les deux lascars qui l'évincent et gardent sa part d'argent liquide donnée façon "Tope là", comme cela se fait à l'époque.
L'affaire devenue importante, est revendue très chère plus tard, par les frangins que le scrupule n'étouffe pas.
L'entreprise existe d'ailleurs encore à la sortie Metz, sous le sigle "Montois Poids Lourds".
FÉLIX n'a jamais oublié cette trahison. Il ne comprend tout simplement pas que des amis puissent manquer à la parole donnée pour le voler. Cela dépasse son entendement et sa déception est plus grande que sa colère. 
Mais comme on va le voir, c'est le hasard qui va lui permettre de prendre sa revanche, avec un certain panache d'ailleurs.
Revenons un instant à son Restau-Routier avec Etang de pêche, ça marche bien, mais PRICHITT qui tient le comptoir, a rechuté dans les bras de Bacchus, ce Dieu Grec un peu salaud avec les fragiles.
FÉLIX connaît trop le pouvoir de cet amour infidèle. Il sait surtout que pour la sortir de son addiction, faut partir vite et trouver une autre activité, loin des comptoirs.
Quelques semaines plus tard, pour la santé de sa Brigitte qu'il vénère, il vend tout, achète une caravane et prend la direction du Sud-Ouest, où une importante "Casse-Auto", son vieux rêve, est à vendre.

 

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C'est celle des roublards frères "XX.", que le démon du jeu a mis en faillite. FÉLIX qui n'en savait rien, tombe des nues lorsqu'il l'apprend, arrivé sur place. 
On croirait un roman alors que c'est juste un segment de sa vie. Je résume :
FÉLIX avec l'argent de la vente de son "Routier", régularise alors la situation d'endettement des frères "XX..." et rachète l'affaire à un prix dérisoire. .
Ensuite, magnanime et bon Prince, il embauche les frangins combinards.
C'est le côté "Panache" que j'évoquai plus haut, à l'instar d'un Cyrano des temps modernes. 
L'affaire marche. Lui et sa femme vivent pendant près de deux ans dans la caravane et, avec l'aide bien obligée des frères "XX...", qui n'ont plus rien à lui refuser, il construit une maison d'habitation à proximité.
Brigitte, encouragée et motivée par ce nouvel objectif, avec désormais un époux de plus en plus sage et bienveillant, oublie les pièges du scélérat Dieu Bacchus et sera sobre jusqu'à sa mort à l'âge de 87 ans. 
Sans enfants, elle gâte ses neveux et nièces qui adorent cette femme exemplaire.
FÉLIX mène son affaire avec bonheur pendant quatre ans encore, avant de revenir au pays à près de 70 ans, pour y passer les dernières années avec son épouse. 
Il ne la quitte que pour travailler dans son atelier.
Très vite, avec un tour à bois et un peu d'outillage rudimentaire, il devient créateur de sculptures d'ornement sur mobilier. 
Doué, sans l'avoir jamais appris, il expose et vend parfois, avant d'offrir ses petites merveilles à sa famille ou aux amis dont je fais partie. Comme toujours le succès ne l'intéresse pas, ce sont les obstacles pour y parvenir qui le font vibrer.

* * * * * * * * * * 

C'était pourtant une belle matinée de printemps, lorsqu'un infarctus passant par là et, sûrement pour tromper l'ennui, se mit à tourmenter FÉLIX par une attaque en règle.
Mais à 82 ans, il en avait un peu marre des défis. Alors il s'est laissé faire.

 

Il était l'être le plus extraordinaire que j'ai connu. Fronz

 

Épilogue et remerciements

 

Je viens d'avoir un "Signal" du défunt  FÉLIX, il était temps.

D'au-dessus les nuages il remercie tous ceux qui suite à la lecture du récit de sa vie, ont compris que sa surprenante mais honnête marginalité, était de circonstance et ne faisait que  s'accommoder de l'époque "Après-Guerre".

Quelques questions pourtant :

- Est-il un aventurier quand, au péril de sa vie, il sauve des "Camps  de Concentration" en les cachant, deux gitans père de famille nombreuse ?
- Peut-on lui reprocher d'être bien vu par les gendarmes et de son entourage, ou encore lorsqu'il embauche deux escrocs qui l'avaient volé ?

- Peut-on accabler ce beau gosse sympathique et pécuniairement à l'aise, d'avoir multiplié ses conquêtes féminines ?

Je pense que non. Essayer de se mettre à sa place, c'est déjà commencer à comprendre.
Que dire aussi des changements de cap et d'activité, chaque fois qu'il pourrait profiter du succès de l'affaire en cours.

Est-il un instable, ou un battant qui en veut ?

Et sa hantise de la réussite aboutie, dont il sait que s'en satisfaire, serait le meilleur moyen de faire ronronner son moteur de vie.

En définitive savez-vous, je crois que FÉLIX c'est comme un alpiniste qu'il fonctionne.
Ce qu'il aime, c'est l'escalade. Le sommet c'est bien, mais à quoi bon y rester.
G. Clémenceau utilisait une belle métaphore pour illustrer ses petites "escalades" vers d'autres sommets du bonheur. Ainsi, parlant du Plaisir d'Amour, il disait :

"Le meilleur moment avec une femme, c'est quand on monte l'escalier".

Difficile de comprendre le  choix de vie des autres, mais je suis à  peu près sûr que FÉLIX a bien fait de quitter l'honorable métier de "Tourneur sur métaux".

Et ses héritiers aussi ! Fronz.

 ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ ♦

 

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17/11/2018
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