Nos ami(e)s racontent : Jean-François Hurth
Pour la ‘petite histoire’…, de l’histoire qui suit.
Jean François Hurth, l’auteur, a vécu jusqu’à l’âge de quinze ans dans une cité minière.
Mineur de fond, pendant quelques années, il fait ensuite une carrière de Commissaire de Police. Il nous livre l’histoire vécue, lorsque gamin de 9 ans, il rêvait d’un 'Accordéon' alors que ses parents, par manque de moyens, ne pouvaient lui offrir qu’une 'Mandoline'.
Il voulait aussi être remarqué par un 'grand' de presque 11 ans, qui le fascinait, mais l’ignorait. Pour y parvenir, il était prêt à prendre tous les risques…
La mandoline
En 195O, j’ai neuf ans et je suis déjà un héro oublié. Oui, comme beaucoup d’entre vous, je suis une victime civile non décédée de la deuxième guerre mondiale, alors que je ne maîtrise : ni le participe passé, ni la règle de trois.
Quatre ans qu’on s’est tapés la guerre mes copains nés en 1941 et moi. Même pas décorés qu’on est, nous les enfants ‘malgré nous’ de nos parents, anciens combattants, ‘malgré eux’. Pire, on ne se rappelle de rien.
Si…, le hurlement des sirènes, les ruines fumantes de nos maisons, mais ça nous semblait tellement normal. Faut dire aussi qu’on n’avait jamais vu autre chose.
Moi je dis qu’elle n’a pas duré assez longtemps cette guerre. Ah ! Oui…. çà s’est terminé trop tôt.
Comment voulez-vous, quand c’est l’Armistice en 1945, alors que vous n’avez même pas 4 ans, vous rappeler de quelque chose. Faut quand même savoir qu’on n’avait rien demandé à personne et que nos parents, on ne sait pourquoi, nous avaient tout caché.
Bon, finalement, il paraît qu’on a gagné contre les Allemands.
Avec 14-18, ça faisait donc deux zéro !!...
Près de 7O ans après, le record est encore à battre.
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Pas de chance, la maison où je suis né, est complètement détruite et les Houillères nous relogent dans une autre cité minière encore debout.
Ah ! j’oubliais.. Faut que je vous dise aussi que je suis complètement fils unique, mais très bizarrement, je ne suis pas le seul, parmi mes copains !
Oui, par les temps qui couraient, les gosses on les faisait au compte goutte…. si j’ose dire..
Donc déménagement. Coup de bol, on est tombé dans la plus belle rue du monde : La rue de la Forêt. Je vous explique :
On habite presque au milieu de la rue. Cinq cents mètres en dessous, c’est un Puits de charbon. Gargan qu’il s’appelle. Il a une grande cheminée et une sirène qui sert à rappeler l’heure aux mineurs. C’est là où travaille mon père et avant encore, mon grand’père, le Opa. C’est là aussi, où moi je travaillerai 7 ans plus tard, mais je ne le sais pas encore.
Deux cents mètres plus haut il y a LUI.
Lui, c’est un grand, il a presque onze ans. C’est mon pote, mais je crois qu'il ne le sait pas. J'essaye de l'imiter dans tout ce qu'il fait et c'est pas facile.
Ma rue de la Forêt est toute en pente. Ensoleillée en été, elle devient une superbe piste de luge en hiver. On y vient de tous les quartiers. Il y a près de cinq cents mètres de descente, lorsque la neige est au rendez-vous.
D’un côté, nos maisons toutes pareilles, en face et en contrebas, la forêt.
Entre les deux il y a le ‘Schutt’… le Dreckbeach.
C’est là où chaque famille, juste à l’opposé de sa maison, ni plus à droite, ni plus à gauche, a le droit de déverser ses ordures ménagères et bien d’autres choses aussi. Comme les vieux chats qui ne respirent plus, par exemple.
Mais c’est assez rare.
Notre terrain de découvertes merveilleuses commence donc là. Car il faut dévaler ces amas de détritus avant d’accéder à la forêt. Enfin quand je dis forêt, soyons clairs. Il y a d’abord beaucoup de haies, des ronces, des arbustes et parfois des trous bizarres, dans lesquels nos parents nous interdisent de tomber.
Il paraît que c’est à cause de la mine, avec ses galeries en dessous, que ça s’effondre en surface. En plus, dans les premières années qui ont suivies la guerre, on n’avait pas le droit du tout, d’aller dans cette forêt. Sauf à suivre des sentiers bien balisés. Cette fois-ci c’était d’autres mines, celles qui explosent lorsqu’on marche dessus, et que les allemands avaient oubliées de ramener chez eux.
Donc voilà, lorsque nous les gamins on a franchi et contourné tous ces obstacles, c’est la forêt. Avec de vrais arbres et de vrais sentiers qui mènent vers d’autres cités, avec d’autres maisons. Exactement les mêmes que les nôtres.
On a même un lac énorme qui fait plus de trente mètres de long, avec une eau toute noire que les crapauds adorent. Je dis ça parce qu’il y en a beaucoup et qu’on les entend de loin. Même qu’en hiver on peut y faire du patin à glace sur notre lac. Là aussi nos parents nous interdisent de nous noyer. Rien que pour ça on a dû fabriquer un radeau, avec des troncs d’arbustes qu’on a abattus avec de vraies haches. Le Joseph, un copain, s’est même sectionné un doigt et son père lui a mis une rouste. Normal, faut comprendre les parents. Parfois ils s’énervent, lorsqu’ils s’inquiètent trop.
Donc jusque là tout allait bien et j’étais un enfant heureux jusqu’au jour où… oui, jusqu’au jour où…
Bon, je vais vous raconter…
Oui, un beau jour d’été notre voisin, le Valentin, un vieux de plus de 4O ans, peut être même plus… s’est mis à jouer de l’accordéon sur son banc, sous les tilleuls. Comme ça, sans prévenir, de l’accordéon, en plein dans notre rue !
Nom d’un chien, purée… que c’était beau !... Mench wa das Chéén !
Rien, que des mélodies qu’on chantait en colo, ou dans le bus lorsqu’on allait en excursion dans les Vosges.
Même Etoile des neiges qu’il a joué le Valentin, tellement bien d’ailleurs, que ma mère l’a applaudi. J’étais soufflé.
Quand le Valentin a finalement rangé son instrument, j’ai hurlé :
- Maman, je veux un accordéon !!
- C’est bien trop cher Jean-François, t’as déjà l’harmonica de Opa.
- Maman, c’est un accordéon que je veux ! Ich mohn e Zieharmonica !
- Mon père : l'accordéon c'est impossible. Mais si tu veux faire de la musique on peut t'offrir une mandoline. Tu apprendras chez le 'JACOB', qui est le Président du Vogéése Klub (Club Vosgien). Il dirige l’orchestre des mandolinistes; les cours sont gratuits et ensuite, tu joueras avec eux, à chacune de nos excursions.
L’erreur de ma vie ! Jamais je n’aurai du dire OUI ! Jamais !
Quinze jours après, la mandoline achetée d’occasion était là. Cinq mille francs qu’elle coûtait. Je précise qu’un accordéon ça allait chercher tout de suite dans les quatre vingt mille. Trop cher mon fils ! Le premier cours c’était le lendemain.
Mais, faut déjà que je vous parle de cette mandoline...
Pour moi, c’est un instrument de veuve, parce qu’il ressemble à une voisine, moche et veuve comme c’est pas permis. Tellement méchante qu’elle était la veuve Yvonne, que son mari en est mort très jeune…, même que tout le monde disait qu’il avait eu de la chance, de s’en sortir comme ça…
Ma mandoline aussi, comme la veuve, a des hanches trop grosses, des nichons trop plats et, tout de suite au dessus, un long cou, emmanché d’une minuscule tête à bigoudis, avec des frisettes ridicules.
L’ensemble est laid, au point de surprendre à la sortie de l’étui.
Quand je dis ‘étui’, j’exagère. En fait c’est une housse en toile brune, toute flasque, pendouillante, comme le ventre à nénés d’une vieille chienne famélique. Bref, une housse usée et triste comme un jour de pluie.
Moi qui rêvait d’un accordéon, avec des dizaines de boutons, chromés et dorés, me voilà avec ce ‘même pas violon’, dont il faut gratter les cordes à toute vitesse, pour qu’il en sorte un son de clochette, comme celle que les enfants de chœur agitent à la messe, juste avant le tour de magie du curé. J’étais servi.
Le jour de la première leçon, ma mère me lave, m’habille, me coiffe et m’astique de haut en bas. Comme une fois par semaine le dimanche matin avant la messe…, à l’instar des voisins qui font semblant de ‘prier propres’ eux aussi.
La mandoline main droite, un mouchoir et deux cailloux poche gauche, la mine triste et tête baissée, je franchis le portillon de notre jardin.
Je suis dans la rue, ils vont tous me voir, ils vont se marrer mes potes, ils vont se bidonner. ‘Chuis foutu’. Il me reste exactement un kilomètre à faire pour aller chez Jacob la Mandoline,… de Klimpa Jacob.
Il habite un tout petit appartement dans un collectif. Il ne parle que l’allemand et on dit, qu’après la guerre, il n’a pas eu droit à une maison de la mine, parce que justement il était trop gentil avec l’allemand. Mais il avait une excuse.
Oui, faut savoir que déjà sa femme était née allemande sans le faire exprès. Qu’il l’avait mariée avant la guerre, et qu’à cette époque il ne pouvait donc pas savoir que ses beaux parents passeraient involontairement à l’ennemi !
Personne dans ma rue. J’y vais, je marche vite, toujours ça de pris sur la distance. Il me reste deux cents mètres à faire avant d’arriver chez LUI, mon pote de 11 ans, qui ne sait pas que je l’imite pour lui ressembler.
C’est tout en haut de la rue qu’IL habite. Sa maison donne sur une grande place pleine de trous, rebouchés avec du goudron noir qui sent bon lorsqu’on le sert chaud.
Elle est tellement importante cette place, qu’elle est le rond-point de cinq rues, qui viennent de tous les quartiers de la cité. On y joue au foot et, avec les copains, parfois aussi des copines, on s’y retrouve presque tous les soirs. Il y en a même qui fument déjà, des grands.
Des Hight Live d’Amérique, pour débuter… ou des Rotfücksel de Grande-Rosselle, bien moins chères et qui permettent de tousser comme des hommes ! Des vrais, comme les mineurs !!
Sauf à faire un grand détour, impossible de ne pas passer par là. Comment faire, avec ma housse brune et flasque de chez ‘moche’ ? Une chance sur deux, pour qu’il n’y ait personne. Mais, vachement mince la chance…
Allez avance Jean-François, fonce ! J’ai fait cent mètres.
Soudain un bruit de verre cassé. Devant moi sur un banc, une bouteille qui s’effondre. Bing !
Un nouveau sifflement et, encore un Bing ! Une deuxième bouteille qui s’écrase. C’est quoi ça ? C’est les Fritz qui reviennent ?...
J’ai compris. De l’autre côté de la rue, il y a mes voisins. L’Armand et son frère aîné, le Joseph au doigt coupé. Ils s’entraînent au lance-pierre. Armand, son arme élastique autour du cou, tel un médecin son stéthoscope, est dans le rôle de pourvoyeur en munitions de son frère. Rien que de la bonne caillasse calibrée.
Ce dernier, tire des salves de projectiles, avec une précision de maître d’armes, sur des bouteilles apparemment suicidaires.
- Où tu vas avec ce machin ? C’est un violon ? T’es sapé comme un prince ! Tu vas chez qui ? Les questions fusent. Je sens l’ironie et même un peu de jalousie dans le ton. Du coup, je les intéresse rudement, avec mon bagage difforme.
- C’est une guitare, que je réponds…, je dois l’apporter chez un ami de mon père, un grand artiste…T’as qu’à l’apporter à Georges GUITARY, qu’ils me disent, en se tordant de rire, tout en reprenant leur tir sur une troisième bouteille, au garde à vous.
Je poursuis mon ascension, cinquante mètres plus tard, j’entends des cris, des rires, un ballon qui rebondit et une grosse voix que je reconnais entre toutes. C’est LUI, il donne des ordres aux joueurs. Fais la passe, tire, drible, reviens !
J’avance, je suis à vingt mètres de la place maintenant. Je me planque à droite dans une haie. Quoi faire ?
Deux possibilités :
- Je passe au milieu de tout le monde, en balançant nonchalamment mon machin ridicule, et je perds illico ma réputation de mec à craindre de la fameuse rue de la Forêt ?
Ou,… ou.. ? Allez, tant pis je prends le risque.
Je cache la mandoline dans un fourré, je me noircis un peu la figure, je ramène mes cheveux sur mon front, je salis mes chaussures, je sors la chemise de mon pantalon et, j’apparais détendu sur la place, comme pour regarder le match.
Quant au Klimpa Jacob, la Mandoline et son solfège, je verrai ça plus tard; je trouverai bien une excuse.
Sur la place, c’est l’Edmond qu’est gardien de but. Un petit de sept ans. Il vient encore de laisser passer une balle.
Et là, brutalement et sans prévenir, c’est LA chance de ma vie. C’est d’ailleurs lui-même, mont pote de 11 ans, qui m’appelle :
Jean-François, viens remplacer l’Edmond, il va nous faire perdre, il est encore trop mioche !
Fier comme Artaban d’être déjà considéré comme un grand, je réussis tout de même à prendre un air détaché et, comme pour réfléchir avant d’accepter, je fini par dire. Ouai…, si ça vous arrange ...
Putain ! Heureux que j’étais ! Tellement fier qu’au bout d’une demie heure, j’avais bloqué 3 shoot et que Lui-même, m’a fait un clin d’œil d’encouragement.
Soudain, le Frédo de mon équipe fait une main. Mais qu’est-ce qu’il a fichu, c’est pas possible nom d’un chien, une main… t’es con ou quoi Fredo ?
Pénalty ! Qu’ils crient dans l’équipe adverse. Pénaally - Pénaalty - Pé-nal-ty !
Le grand Edmond, qui passait par là, cigarette au bec, confirme du haut de son autorité de presque 18 ans, la faute de Fredo.
C’est le Loulou qui va tirer. Loulou, c’est un grand de 13 ans qui a toujours été gros.
Il paraît que même bébé, il était déjà en surpoids. Mais comme certains gros, qui depuis toujours en ont l’habitude, Loulou est resté souple et surtout, il a un shoot hyper puissant.
Corps en avant, bras et jambes légèrement écartés, mains entr’ouvertes, le front sérieusement plissé, et la trouille au ventre, j’attends...
Coup de sifflet d’Henry 12 ans, l’arbitre du match.
Loulou recule de quelques pas, me regarde méchamment, fonce sur la balle et tire.
Angle gauche. Une bombe, un obus de 1O5, un coup de canon !
Je plonge. Trop tard. La balle est passée. Je reste à terre. Egalité, 3 -3.
Aïïïe !!... Tout de suite je sais que l’asphalte vient de remporter une victoire sur la peau de mon genou et de mon avant bras. Ca saigne de partout.
Merde, merde que ça fait mal. Surtout ne pas pleurer. Surtout pas !
Alors je le vois mon ‘Grand Meaulnes’, mon modèle à moi.
C’est Lui-même qui se déplace. Il me regarde, me tape sur l’épaule, me refait un clin d’œil complice, et im’ dit :
- T’as bien joué petit. Vas te soigner maintenant. Tu peux revenir demain si tu veux !
J’avais tout de même les larmes aux yeux, quand je me suis relevé, avant de m’entendre dire :
- Méaci PIERROT !
Et c’est en héros, claudiquant comme un vrai pro, que je traverse la place pour regagner mon vestiaire privé, entre le Schutt et la forêt.
Vite je cherche le fourré où j’ai caché ma mandoline. Je le trouve, mais je ne vois rien.
Je cherche partout. Rien. Je fouille alentour, toujours rien. L’instrument a disparu et c’est l’heure de rentrer.
Je me soigne comme je peux. Je pisse sur mon mouchoir pour nettoyer mes plaies.
C’est mon Opa qui m’avait dit que pendant la guerre les blessés faisaient comme ça.
Sur l’autre face du mouchoir, je crache tout ce que je trouve comme salive. C’est pour la figure. Je remonte mes chaussettes et, avec ce qui reste du mouchoir à carreaux, je donne un coup sur mes pompes. C’est parti. Juste le temps de rentrer à l’heure.
J’arrive au N° 17, c’est ma maison. J’ouvre la porte qui donne direct sur la cuisine.
Ma mère pousse un cri :
- Où t’as fait ça ? Wo koumch du héa ?
- C’est le » Klimpa Jacob » que je réponds, il nous a gardé plus longtemps et, comme je ne voulais pas être en retard, j’ai couru et je suis tombé. C’est rien maman, même pas mal.
- Et la mandoline, demande mon père, regard inquisiteur, oreille collée à la radio familiale.
- C’est le « Klimpa Jacob qui l’a gardée, pour l’accorder, je l’aurai la semaine prochaine, papa… Ca m’est venu comme ça, ce mensonge. Direct et sans bavure.
- Et cette mandoline là, elle est au boches ?, me demande mon père, en même temps qu’il sort ostensiblement la brune et fripée mocheté de sous la table.
Et il ajoute :
- C’est les voisins, le Joseph et l’Armand qui l’ont rapportée. Tu peux les remercier demain, mais pour l’instant explique moi, pourquoi ils l’ont trouvé dans un fourré ??
J’ai compris tout de suite :
Les bandits, les traîtres, les enfoirés. Ils m’ont suivi ces connards. Gaffe à la récré, ils ne perdent rien pour attendre...
Finalement j’ai tout avoué. Le Foot, mes prouesses de gardien, le Pierrot, et surtout la honte que me faisait la housse de la mandoline.
- Mais si ce n’est que ça, a dit mon père, on t’achète un ‘étui’, il en existe en bleu marine !.
Le lendemain en représailles, j’ai canardé la niche de Bobby, le chien des voisins traîtres.
Il a du penser que la guerre recommençait et qu’il valait mieux ne pas aboyer, surtout si c’étaient des Allemands. A croire qu’il avait retenu la leçon de ses maîtres…
Pour finir, c’est comme ça que je me suis tapé six années de mandoline avec Marianne, une belle nana de 1O ans, qui est devenue ma fiancée dès les premières leçons.
Plus tard, lors de nos prestations publiques et orchestrées, je me cachais toujours derrière un gros guitariste, la tête dans ma partition et les idées carrément ailleurs.
La mandoline est toujours dans ma cave. Elle sait que je la regarde de travers. C’est pour ça qu’elle ne bouge pas, et elle doit bien se douter que ce n’est pas demain que je gratterai son ventre pour faire un trémolo.
Ils sont devenus quoi, les témoins de cette histoire de 1950 ?
Après l’épisode de la Mandoline, mes parents ont habité une bonne cinquantaine d’années dans leur nouvelle maison, celle dont le coût de construction s’était si résolument opposé à l’achat de l’Accordéon.
Ils sont morts convenablement âgés et parfaitement propres en ordre, comme il se doit d’ailleurs, lorsque les voisins l’exigent.
Cela fait une quinzaine d’années maintenant. On n’a jamais eu de leurs nouvelles.
Le petit gardien de but Edmond âgé de 7 ans à l’époque, est devenu instituteur. Autrement dit, l’apogée de la gloire pour un gamin des Cités.
Aux dernières nouvelles, à 7O ans, il serait Président du Conseil de Fabrique de sa Paroisse. Je pense que c’est pour assurer son avenir dans l’au-delà…
Armand, le pourvoyeur en munitions, doit avoir 71 ans maintenant. Ouvrier à la Mine, il est devenu Syndicaliste de bon niveau, semble-t-il. Peut être une autre manière de se servir du lance-pierre. Je ne l’ai jamais revu.
Joseph, son frère au doigt minutieusement sectionné, aurait 73 ans s’il ne s’était pas fait écraser par une voiture à l’âge de 45 ans, en sortant heureux et soulagé on l’espère, d’un établissement de grande tolérance, qu’une hypocrite morale réprouve. On peut donc raisonnablement penser qu’il est désormais au paradis des braves gens.
Loulou, le permanent de l’obésité et auteur involontaire de mes blessures héroïques, a lui aussi fait une carrière d’ouvrier aux houillères. Il est mort il y a 2 ou 3 ans, d’un arrêt du cœur comme tout le monde. On dit que jusqu’à la fin, il avait bonne mine.
Fredo, celui par lequel le penalty fut décrété et mon estime par Pierrot consacrée… Fredo est parti, victime d’une mort naturelle de mineur…. Ecrasé par un bloc de charbon. Il avait 27 ans et 3 enfants. Sa veuve ne s’est jamais remariée.
l’Arbitre Henry, doit avoir 75 ans maintenant. Je crois savoir que veuf très jeune, il a perdu récemment un fils âgé d’environ 4O ans.
Son frère, le Grand Edmond de 18 ans à l’époque; celui qui clope au bec confirma le penalty…, s’est quant à lui noyé… consciencieusement… dans des liquides à degrés multiples. Le sport n’était décidément pas sa spécialité.
Pierrot, mon modèle, le Grand Meaulnes, ou le Grand Vizir, héros de cette histoire, a fait une belle carrière de mineur. D’ouvrier à ingénieur en passant par les grades intermédiaires, il a usé ses poumons en Lorraine, en Afrique et même ailleurs.
Il sait raconter la mine, mieux que quiconque.
Je l’ai vu récemment. Il a toujours son charisme à la Gabin, mais à 74 ans, il souffle un peu. Ce qui prouve que la silicose, cette insidieuse salope, s’attaque scandaleusement même aux ingénieurs. C’est à en perdre son latin, n’est-ce pas ?
Sa douce et sympathique épouse, pharmacienne de métier, est aussi poétesse par passion. Un jour, avec l’aide de Prévert ou d’Aragon, faudra que je lui fasse mon Luchini.
Quant au chien Bobby, malgré son prénom résolument Américain, il a eu la délicatesse d’aboyer en Platt, cinq ans encore, après mon canardage vengeur.
Il faut dire que lui aussi était persuadé qu’au bout de sa chaîne, il habitait la plus belle niche, dans la plus belle rue du monde.
Quant à nous, l’insouciante jeunesse de ce rude et singulier pays minier, nous étions convaincus que notre Planète s’arrêtait à la sortie du village. Mais nous étions heureux !!
Etonnant, NON ?
Comme promis, voici la nouvelle aventure du 'Fronz', vous savez, ce médiocre mandoliniste, habitant de la rue de la Forêt, la plus belle rue du monde, voisin des propriétaires du chien américain Bobby, le seul Teckel au monde sachant aboyer en patois, bien que natif du Texas.
Joyeux Noël avec les fous.
Mon parrain était chez les fous. Quatorze ans qu'il a tenu là-bas, chez les Toqués. C'était dans un grand Hôpital que dirigeaient les Frères Franciscains, dans la banlieue de Bordeaux. Toute sa vie il était petit mon Parrain. Gamin il était tellement chétif, que sur ses photos de classe des années 30, on ne le trouve que par élimination des autres. Même mort à 92 ans, il y a quelques années, je me souviens qu'il fallait se mettre sur la pointe des pieds pour le voir prenant ses aises, au fond de son cercueil deuxième prix.
C'était pas sa faute s'il était chez les fous. C'est son instituteur qui est à l'origine de son départ. Lui mon parrain, il était bien dans son coron, avec ses copains, ses parents, et une petite forêt toute verte, entre deux énormes puits de charbon tout noirs. Petite Rosselle que ça s'appelait, là où il habitait.
Un gros village, presque accroché à Schoeneck son voisin, par une grande cité, pleine de Baraques blanches… Comment vous dire ? Pour mon Parrain, il y avait eu quelques alertes, mais en ce temps là on ne se méfiait pas assez.
Comme, lorsqu'un soir devant un groupe de voisins admiratifs d'un vélo tout neuf avec deux ressorts à boudins sous la selle, mon parrain, que j'appelais toujours ‘Paté’, a lancé : ‘Ressorts hélicoïdaux’. Tout le monde l'a regardé, on n’avait jamais entendu ce mot. Lui, il s'est fait encore plus petit, a souri et s'est sauvé en faisant deux entrechats.
Il y eut ensuite la période où il disait ‘effectivement’ à la place de ‘oui’ ou.. de... ’Yoo’, comme tout le monde. Plus tard ce fut… ‘considérablement’, à la place ‘beaucoup’.
Le sommet a été atteint un jour, lorsque la ‘Maria’, une vieille toujours en noir, en train d'éplucher quelque chose, lorsque la Maria donc, parlant de la météo, a annoncé toute contente d'elle : ‘Après la pluie, le beau temps !’. Et là mon Paté a balancé d'une voix claironnante : Bel aphorisme Frau Maria, presqu'un apophtegme ! Ensuite il s'est sauvé comme s'il galopait, avec son béret vissé sur les oreilles. Alors on commença à se poser des questions dans le quartier et les voisins disaient maintenant ‘bonjour’, avec dans le regard un degré d'affliction, adapté aux parents d'un enfant ‘différent’...
Donc ce qui devait arriver s'est produit un bel après-midi de la fin Juin 1933. Son Instituteur, qui s'appelait Muller comme les gens de chez nous, vient voir ses parents pour leur annoncer que leur petit Albert, mais que tout le monde appelait Bébert, avait réussi son ‘Certificat d'Etudes’ avec mention ‘très bien’ et, qu'il était ma foi, Premier Prix du Canton et même du Département.
Alors pour toute réponse, mon grand-père. il a fait... : ‘J'espère que ça ne l'empêchera pas de trouver un boulot hein ! Parce qu' avec sa taille déjà, ils n'en veulent même pas à la mine’ ! Et il a ajouté : s'il a un prix le gamin, faudra qu'on soit là avec les personnalités, les... bureaucrates et tout ça ? Non, lui dit l'instituteur, il n'y aura pas de grande cérémonie, mais votre fils sera félicité par Mr. le Maire et, l'Inspecteur d'Académie lui offrira un dictionnaire ‘Larousse’. Mais ce n'est pas uniquement pour cela que je viens, car savez-vous Monsieur, votre fils, a obtenu ce résultat sans le moindre effort, il a une mémoire exceptionnelle et toutes les capacités pour faire de bonnes études.
J'en ai parlé à Mr. le Curé, il est bien de mon avis, votre fils est très doué. Je sais que vous ne pouvez pas lui payer des études à Nancy ou à Strasbourg. Mais il y une autre solution qui ne vous coûtera rien. C'est l'Evêché, en accord avec les Houillères, qui s'occupera de placer votre Albert dans une grande Institution Hospitalière, dirigée par des frères Franciscains. Votre fils travaillera, soignera, étudiera et passera des diplômes. S'il a la vocation, il pourra entrer en religion et même... devenir Curé…
- Et..ça me coûtera rien ? .. dit le grand-père un peu méfiant tout de même...
- Rien si ce n'est votre accord de ne pas voir votre fils pendant de nombreuses années, car la seule Institution disposée à le recevoir, se trouve près de Bordeaux. C'est un Hôpital où l'on ne soigne que les ‘grands malades mentaux’.
C'est comme ça que de 14 à 28 ans, Bébert mon ‘Paté’, s'est retrouvé avec ces malades qu'à l'époque on appelait encore des ‘fous’; parfois très dangereux, souvent pathétiques et.. généralement imprévisibles.
Au fil des ans il a obtenu les diplômes de ‘Préparateur en Pharmacie, d'Infirmier Anesthésiste, et de Manipulateur en Radiologie’. Pour faire Médecin, fallait étudier et loger à Bordeaux et ça, même pour les Frères, c'était trop cher. Il a aussi porté la Robe de Bure, avec la corde autour du ventre, pendant près de quatre ans. Mais pour ce genre de vocation, la seule bonne mémoire ne suffisait pas. Et cette fois-ci, l'habit ne fit pas le moine…
Barbara, la mère de mon Paté (Es’ Bäbche), qui était aussi ma grand-mère, la Oma donc, s'ennuyait beaucoup de savoir ‘Unsa Albéat’ (notre Albert), si loin et si longtemps. Elle l'a revu à sa majorité, donc sept ans après. Dans l'intervalle, même pas une lettre et le téléphone, n'en parlons pas. Rien !
De temps en temps un mot de l'Evêché : Votre fils va bien, il vient de passer... tel diplôme... Peter, mon grand-père s'ennuyait moins. Dans le coron, il avait ses copains de belote, ses éternels postes de nuit, et trois cuites par an : Une à carnaval, dès le samedi et elle durait jusqu'au mardi 12 heures. L'autre à la ‘Kirb’ (la fête du village) en octobre, et celle-là ne faisait que 48 heures; et la dernières en novembre pour la Sainte Barbe, encore plus courte, car on nous le ramenait généralement vers 16h30, pour le débarrasser de son déjeuner qui ne trouvait plus de place dans toute cette bière.
Curieusement à Noël et Nouvel an il était calme et sobre. Par ailleurs il était bel homme et d'un port altier. A la réflexion, je pense qu'il aurait pu faire ‘Suisse’. Oui, Suisse à l'église bien entendu. D'autant plus qu'il n'avait rien d'autre à faire les dimanches matin. D'ailleurs, il en parlé quelque temps, car il admirait un copain qui lui, officiait sous son Tricorne, derrière sa Hallebarde et, avec l'autorité de son bel uniforme, dans la Paroisse de Schoeneck...
Je n'ai jamais compris mon grand père. Je ne sais pas s'il se la jouait ou s'il n'était pas à sa place sur cette planète. C'est vrai qu'il était d'origine allemande et ne parlait, à l'instar de sa femme que le patois. Avec, cependant, un léger reliquat de ‘Hochdeutsch’, lorsqu'il voulait faire preuve d'autorité, ce qui certes n'était pas évident quand on le connaissait bien.
Tous les soirs, je le trouvais dans la cuisine de leur logement qui se situait au dessus du nôtre, l'oreille collée à la radio pour écouter des airs d'opéra. Il y avait tellement d'interférences qu'on ne savait jamais si c'était une voix féminine, masculine ou, l'enregistrement d'un accident de chemin de fer. Lui seul savait et, à l'unanimité familiale, on faisait semblant de le croire…
1945 : Fronz à 4 ans en compagnie de son Paté
Une autre particularité que nous n'avons jamais comprise, était que lorsqu'il faisait du ‘petit bois d'allumage’, en entendait des ‘Han’ à chaque coup de hache, même pour séparer les buchettes. ‘Han... Han’, comme un vrai bûcheron ! Là aussi je le soupçonne précurseur, imité qu'il fut par les Tennisman du monde entier, quelques années plus tard. Han, Han, et Han !!
Par ailleurs, s'autoriser son dérangement lorsqu'il fabriquait ses 20 cigarettes du lendemain au ‘gros gris, enroulés sans la moindre élégance dans du papier ‘Rizla +.’ (Marque de papier à cigarettes), était strictement ‘Verboten’. Ensuite, d'autorité, il enfumait la maison et ses victimes comme avec un mâle sentiment de travail bien fait. Souvent aussi, après force raclements de gorge, il crachait dans le cendrier de la cuisinière le produit de sa ‘Nicot/Silicose’.
Il y mettait tant d'ardeur qu'on le sentait persuadé que sa qualité de mineur de fond, l'autorisait à faire cette démonstration de virilité, apanage croyait-il, de son dangereux métier. Lorsqu'il chiquait, il visait le même récipient, mais de plus loin, avec parfois, des déconvenues que ma grand mère ne pouvait pas comprendre, puisqu'elle ne chiquait pas.
A cette époque un mineur de fond, en bossant bien en front de taille, arrivait à mourir à moins de 60 ans. Lui, qui avait passé cette fatidique limite depuis plus d'un an, voyait bien qu'il était à la traîne. Alors un jour il a décidé d'acheter un cercueil pour s'entraîner à mourir. Mais ma grand mère, la Oma, ne voulait rien savoir. La machine à laver d'abord qu'elle a dit, et la même que la voisine. Une Brandt !
Finalement il est mort en Octobre 1953 à l'âge de 62 ans. C'était un dimanche de ‘Kirb’ et il n'avait pas ‘la cuite’. J'avais 11 ans quand je suis allé le voir dans la salle commune de l'hôpital des Houillères, il était fier d'être le seul à avoir droit au ‘paravent’. Ses heures étaient comptées. Savait-il que ça se passerait déjà dans l'après-midi ? Peut être. En tout cas il a trouvé son portefeuille sous l'oreiller et m'a donné tous les billets qu'il contenait. ‘Geh ouf die Kiab’ (Va t'amuser à la fête) qu'il m'a dit. Ensuite il a levé ses deux bras. Avec l'un, il m'a fait signe de partir, et avec l'autre il battait la mesure tel un chef d'orchestre. Je pense qu'il était avec Verdi à diriger ‘La Traviata ou Nabucco’. On n’a jamais su, car l'intransigeante faucheuse a arrêté la musique en même temps que sa silicose.
C'est ainsi, alors qu'il s'envolait vers l'inconnu au dessous des nuages, que moi, sur les autos-tamponneuses, je m'amusais à la fête du village.
Oma était... ‘un peu triste’ quand son Peter est mort. C'est surtout au cimetière qu'elle y est arrivée. Sûrement je pense, à cause de tous ces gens qui la regardaient. Ensuite, très vite elle a rajeuni. Elle s'est mise à revoir ses copines, à raconter des ‘ Witze" (Blagues) et à réciter les pages les plus craquantes de son catéchisme, lorsqu'on avait de la visite. Elle est même allée en pèlerinage à Saint- Avold avec le curé, c'est pour dire.
Dès le début de ses 34 années de veuvage, elle est devenue ma copine. Elle m'appelait ‘Mei Lausboub’ (mon chenapan) et prétendait souvent que j'avais le ‘Daivel in da Bouks’ (que j'étais un genre de Diablotin). Pour me mettre en confiance, elle m'a appris à lui voler ses sous. Pas beaucoup bien sûr… Mais lorsqu'elle savait que j'étais à cours d'argent de poche, elle laissait toujours traîner par terre dans sa cuisine, quelques pièces qui correspondaient à un billet de cinéma, ou à 2 diabolos fraises.
Ensuite, elle ne manquait jamais de dire à ma mère qu'on lui avait encore volé de l'argent, et parfois même, jetait un regard suspicieux en direction de mon père... Ce brave homme qui savait tout, mais qui ne disait rien. Dans son lit, tous les soirs, sous la haute surveillance de l'effigie de Giovanni Pacelli, le Pape surnommé 'Pie XII ‘, un grand catholique pratiquant lui aussi, elle lisait 2 ouvrages :
La Bible pour se poser des questions et un vieux livre de messe imprimé en ‘Petit Gothique Serré’, pour brouiller les réponses. Trente quatre ans comme ça ! Un jour, je devais avoir 18 ans, je lui dis :
- Mench Oma, (Bon sang Oma) avec toutes tes prières, tu aurais pu tromper ton Peter cent fois et aller au paradis quand même !
- Pas cent fois ! Beaucoup moins que ça, qu'elle me répond. Et elle ajoute : ‘Du Dumkop’ (imbécile), faut toujours que t'exagères !
Je dois dire que tout gosse je me souviens d'une rumeur... Oui, comme beaucoup d'entre nous n'est-ce-pas, elle a quelques fois du imaginer un petit ‘adultère d'espoir’, dans sa vie si peu rigolote. Mais comme elle n'avait ni voiture, ni vélo, que le curé avait interdit ce genre d'exercice et que ses bigotes de voisines surveillaient tout, ce ne devait pas être facile.
Entre nous,.. oui secrètement, je ne peux m'empêcher de penser que le ‘Très Haut’ avec qui elle conversait longuement tous les soirs, lui aurait certainement pardonné une petite incartade dans un contrat si mal ficelé.
* * * * * * * * * *
Dans notre logement de la rue de la Forêt, ‘la plus belle rue du Monde’ vous vous souvenez, nous étions répartis par la mine.
Les grands parents à l'étage et les parents en dessous... Moi, ici... ou là. Mais, qu'est-ce-que j'ai pu m'ennuyer les dimanches avec ma spécialité de fils unique. Vous ne pouvez pas imaginer. Un jour que j'avais sept ans en 1948, ma mère me dit : On aura la visite de mon frère Albert à Noël. Je me rappelai vaguement que l'Albert alias Bébert, était son frère. Ce que je savais surtout, c'est qu'il était mon Paté’.
Je ne l'avais vu qu'une seule fois, lorsque j'avais 4 ans. Pas de photo à l'époque, souvenirs imprécis donc, mais le ressentiment d'une grande gentillesse et d'un bonheur énorme.
Nous sommes le vendredi 24 décembre 1948.
Dans la maison, atmosphère de Noël. Tout est récuré, frotté, astiqué. Ca sent l'orange et la vanille. Sur la table de cuisine j'active la ‘Wouaschtmachin’ (Broyeuse de viande) qui présente ses ‘Schpritz’, comme une langue tirée à ma mère. Celle-ci sectionne l'appendice sans le moindre scrupule, avant de l'aligner avec ses semblables sur un plateau qu'elle enfourne dans le ventre de la cuisinière.
Dans la salle à manger la table est mise. Les assiettes à sucreries, noix et oranges sont en en place. Il ne manque que l'arbre que mon père doit ’prélever’ dans la forêt comme tous les ans… On l'attend. Il ne revient toujours pas. Pourtant il faut bien décorer le sapin, avant la découverte des cadeaux, juste avant le repas.
Dehors la neige est au rendez-vous et la nuit vient de tomber. Ma mère, le Opa et la Oma commencent sérieusement à s'inquiéter.
- C'est quelle heure, qu'il dit le Opa ? - Bal Sive Oua (C'est sept heures), qu'elle répond ma mère, énervée !
Soudain : Qu'est qui se passe ? Un bruit de pas à l'extérieur, plusieurs interpellations houleuses, la porte s'ouvre, mon père hirsute, l'air affolé rentre et s'écroule sur une chaise avec un seul mot à la bouche :
- ‘De Feachta’ (Le garde forestier !).
- Ma mère : Quoi de Feachta ? On n'aura pas de ‘Krichbohm’ cette année ? (De sapin de Noël)
Silence de mon père toujours effondré.
ALORS ! Oui alors, chers amis, se produisit le plus spectaculaire événement de ma première enfance. La porte s'ouvre une nouvelle fois très bruyamment et je vois apparaître un tout petit Père Noël, dans une robe de bure de Père Franciscain, coiffé d'un énorme bonnet rouge à pompons et qui chante ‘Ô Tannenbaum’ (Mon beau sapin), tout en brandissant un sapin plein de neige, aussi petit que lui.
Faut que je vous dise : Même avec une jambe de bois et un masque de plongeur, je l'aurai reconnu. C'était mon Paté !
Quelle surprise, quelle retrouvaille, quel Noël et quelle coïncidence ! Mon Paté qui venait de Bordeaux et qu'un train hasardeux avait déversé en gare de Forbach, voulait revenir à pied par la forêt du Bruch. Il s'était perdu dans la nuit et c'est le bruit de la scie de mon père qui a permis la rencontre. Je vous jure que c'est vrai. Alléluia !
Plus tard, lorsque mes parents avaient enfin terminé la décoration de l'arbre et que la porte de la salle à manger s'est enfin ouverte, j'ai vu mille lumières et entendu un drôle de bruit. Un bruit qui m'en rappelait un autre, très loin dans ma pourtant jeune mémoire. Celui qu'on entendait dans ‘le Bunker’ (l'Abri ) où nous étions terrés pendant la guerre, lorsqu'il y avait des bombardements.
D'abord les sirènes d'alarme et, très vite, le bruit des bombes qui nous font baisser la tête. Après, les lumières qui s'éteignent et, quelques minutes plus tard, le bruit d'un moteur. Ensuite, camouflées derrière des lampes grillagées, d'hésitantes lumières se rallument timidement. Nouveau hurlement de sirène. C'est fini !
J'ai 3 ans, on m'a coincé sous les jambes de quelqu'un. Je réapparais, je vois le sourire de maman, elle m'embrasse.
Et voilà que le vrombissement d'un groupe électrogène, bruit enfoui et synonyme de peur et de drame, devient bruit de paix et de bonheur...
Oui de bonheur, car je l'avais désormais localisé autour de la table, ce ronronnement étrange...
C'était un merveilleux train électrique. Il tournait avec une très bruyante machine, qui à elle seule, tirait cinq wagons et passait par deux tunnels, avant de s'arrêter devant une charmante gare qui s'appelait : ‘Petite-Rosselle’.
* * * * * * * * * *
Cette nuit là, à force d'insister, j'ai eu le droit de coucher avec mon Paté dans le même lit. Presque deux heures qu'on a mis avant de s'endormir. Je voulais qu'il me raconte des histoires de fous. Oui, on disait des ‘fous’ à cette époque là. Oh! pas méchamment, c'est juste qu'on ne savait pas les autres noms. Pensez donc en 1948, dans les corons de la mine, quelqu'un qui aurait parlé de psychopathe, de paranoïaque ou de paraphrénique... Inimaginable, tout simplement ! Oui, c'est bien ‘fou’ qu'on disait!
Alors il m'a raconté l'histoire de ce fou, ancien Premier violon d'un grand orchestre symphonique, interné depuis des années, avec lequel il devait jouer pour la messe de minuit, dans la chapelle de l'Hôpital.
Ah...! faut que je vous dise d'abord qu'il jouait aussi du violon mon Paté. Pas beaucoup..., je vous explique : Pour les messes il savait jouer ‘l'Ave Maria’ de Schubert et ‘Tristesse’ de Chopin". Et un peu plus tard, lorsqu'il est revenu au pays pour travailler dans un Hôpital des Houillères, il avait rajouté ‘Plaisir d'Amour’ à son répertoire. Cette romance lui permit de circonvenir une fille qui devint son épouse pendant 64 ans.
Un peu plus tard, son éclectique répertoire, fut complété par ‘Le Temps des Cerises’, oeuvre immense qu'il jouait en duo chez nous, avec mon père vaguement violoniste, qui lui ne connaissait QUE ce morceau là, mais PAS jusqu'à la fin. Le Opa battait la mesure et la Oma pleurait par courtoisie. Alors ma mère qui préférait ‘Etoile des Neiges’ et pour en finir, disait : ‘Allez à table, on mange’!
A g. le Paté & Fronz font de la luge le lendemain de Noël
A d. Fronz à 10 ans avec son Opa, sa Oma et une cousine
Voilà donc mon Paté à Noël dans la maison des fous, perché dans les hauteurs de la Chapelle, à vouloir attaquer l'Ave Maria, en trio avec l'ancien violoniste professionnel et un troisième musicien, ‘pas trop clair non plus’, trônant à l'Harmonium.
C'est au ‘Si bémol’ de la 7ème mesure de l'Ave Maria, qu'on a pu entendre le premier borborygme rageur du violoniste professionnel.
RRRrrrr..RRRRrrrr..OOouhhh ! - Et là je dois dire que... même mon Paté, professionnel des fous pourtant qu'il était, ne s'est pas assez méfié. Car, c'est quelques secondes plus tard, au ‘Fa dièse’, juste avant ‘Scherzo’, que la soirée lyrique fut brutalement interrompue.
On entendit alors l'aigrelet cri du violoniste qui, contrairement à tous les usages autorisés par l'ordre des Franciscains, se mit à hurler en désignant la Vierge : ‘Retro Satana-Mariaa’…’Retro Satana- Mariaaa…’. Cet odieux blasphème fut répété 3 fois par le professionnel, juste avant un lancer franc de son faux Stradivarius en direction de la Vierge, dont le sourire resta mystérieux, comme on l'a dit par la suite.
Encouragé par le violoniste, l'organiste, ‘pas trop clair non plus’, mais complètement débridé, hurla lui aussi, on ne sait trop pourquoi : ‘Harmonium Vobiscum – Harmonium Vobiscum !!’, tout en attaquant le basculement du lourd instrument au dessus de la rampe, en direction des fidèles d'en dessous qui n'avaient pas du tout envisagé de mourir martyr, avant les ripailles de Noël.
Cinq infirmiers s'y sont mis pour passer aux deux délirants les camisoles de force avec pleins de ficelles. Oui, faut préciser qu' à cette époque les camisoles chimiques beaucoup moins lourdes, avec des ficelles modernes et invisibles, n'étaient pas encore inventées.
Ensuite, le prêtre officiant, a bien voulu tout reprendre dès le début, pour bien montrer que Noël c'était une affaire d'amour, de paix, d'allégresse et de pardon,.. lorsqu'on avait le temps.
Après cette histoire je me suis endormi, et pendant même que mon Paté continuait à raconter, moi je chevauchais un violon magique avec une tête de Père Noël, fonçant entre les sapins pour rattraper le garde forestier qui avait volé mon train électrique.
Le lendemain, sur une luge, dans la plus belle rue du Monde, on est passé tout près de la niche de ‘Bobby’. Oui Bobbyyy..!, le chien que les ‘Yankees’ avaient laissé aux voisins en 1944. Il est le seul Teckel de la planète à savoir aboyer en patois de chez nous, bien que natif du Texas.
Cent mètres plus loin, on est arrivé au Puits de mine qui s'appelle ‘Gargan’. C'est là, où travaille mon père, mon grand père et moi aussi dans 9 ans, mais je ne le sais pas encore.
Il reste 2 jours avant que la triste sirène, qui rappelle l'heure au mineur, ne se remette en marche.
Peu nous importe, le bonheur c'est maintenant. Etonnant non ?
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