J.L. Miksa : Manfred Mertes, un talentueux maquettiste
Nous sommes déjà en mars, les fêtes de fin d'année sont loin derrière nous, presque oubliées et je me rappelle de ma promesse d'effectuer un reportage consacré à monsieur Manfred Mertes.
Cet homme n'est autre que le passionné constructeur de la maquette du Puits Saint-Charles de Petite-Rosselle.
J'appelle mon ami et photographe attitré, Walter Heitzmann, afin qu'il convienne d'un rendez-vous avec notre personnage. Rendez-vous est fixé, la date est arrêtée et Walter passe me prendre mais avant de prendre la route, il m'offre des œufs fraîchement pondus par ses poules, j'en suis un peu gêné mais le cadeau est accepté avec plaisir.
Nous arrivons un peu avant l'heure à notre lieu de rendez-vous et j'aperçois déjà devant la porte du bâtiment de l'association une silhouette que je reconnais. C'est Manfred qui nous attend. Il est vêtu d'un manteau car il fait encore un peu froid et même de loin je devine les flexibles de plastique qui s'échappent d'un appareil pour lui apporter de l'oxygène au plus près de ses narines. C'est une image difficile à regarder, je suis troublé mais je ne dois pas le montrer. Walter va garer sa voiture alors que je sors saluer Manfred. Il possède les clés de la porte du bâtiment et nous nous rendons dans la salle de réunion. Chacun se met à l'aise, je le sens tendu, pour le rassurer je lui explique ce que je souhaite faire avec lui en cette après-midi. Un reportage sur ses talents de maquettiste et de l'ancien mineur de fond qu'il a été.
Je sors mes papiers et mon stylo et commence à poser mes questions.
Monsieur Manfred Mertes à gauche
Très vite notre homme se lâche dans de nombreuses narrations sur le déroulement des métiers qu'il a exercé, je sens la passion et l'amour du métier encore intacte malgré les nombreuses années qui se sont écoulées depuis sa retraite. Je vois un homme méticuleux, qui fait dans la dentelle, n'oublie aucun détail, cite des noms de machine, de méthodes d'exploitation, il me dessine même un chantier du fond.
Là je comprends mieux pourquoi il adore réaliser des maquettes aussi soignées et précises. Bien sûr que je connais un peu la marche de tout ce qu'il m'explique, mais je ne peux le freiner dans son discours et savoure chaque parole qui sort de sa bouche, en voici un petit compte rendu.
Manfred est né en juin 1939 à Petite-Rosselle dans une modeste famille de mineur qui occupe un logement rue de la Montée, celle qui mène au Puits Saint-Charles. Il passe une enfance aimante auprès de ses parents, va au collège Moderne de Forbach, mais comme beaucoup de fils de mineurs à cette époque, il veut intégrer cette industrie minière.
C'est à 14 ans, en culottes courtes comme il le dit, qu'il va débuter dans l'entreprise qui réserve aux jeunots un métier bien particulier, celui du triage du charbon !
Il est apprenti-mineur au triage de 14 à 16 ans. Chaque jour il voit défiler devant lui une bande de transport avec du charbon et d'autres produits qu'il doit éliminer de la bande.
Ce sont des pierres de schiste, du bois, des morceaux de matériels divers ayant servi à l'exploitation. Cette période est entre-coupée par des stages de formation au métier de mineur, qui sont dispensés au centre d'apprentissage du Puits Simon de Forbach.
De 16 à 18 ans il poursuit son apprentissage au fond de la mine où il effectue des travaux hors tailles d'exploitation. Il est occupé au transport, au nettoyage et autres charges utiles permettant la bonne marche de l'exploitation du charbon. Cette deuxième période est elle aussi entre-coupée de stages au quartier école du Puits Gargan à Petite-Rosselle dans la mine image. Dans d'autres sièges la mine image est au jour, mais ici elle est au fond et de son temps, c'est dans des chantiers réels en exploitation au Puits Gargan, soit en taille montante, chassante ou en dressant, que les apprentis mineurs sont formés.
Une fois son CAP de Mineur en poche à l'âge de 18 ans, il est affecté dans une taille montante en exploitation au Puits Saint-Charles comme boiseur. Tous les travaux sont encore manuels : le charbon est évacué à la pelle (soit dans un engin de déblocage, soit vers des couloirs oscillants ou un convoyeur blindé), le soutènement provisoire ainsi que le définitif est en bois. L'avancement des chantiers dans ces tailles se faisait en trois phases.
La première consistait à faire le havage d'une saignée sur toute la longueur du front de taille, de la foration avec mise en place d'explosifs et au tir de la zone havée.
Les tirs étaient réalisés soit par explosifs couche améliorée (pas de dynamite), soit par tirs à l'Armstrong par air comprimé sous très haute pression (800 bars).
La deuxième phase était consacrée au déhouillage (enlèvement du charbon) et à la pose du soutènement sur toute la longueur du chantier.
La troisième phase servait au ripage du convoyeur blindé, à la préparation du bassin de remblayage et au remblayage hydraulique (le comblement du vide laissé à l'arrière taille par l'enlèvement du charbon).
Durant cette période de ses débuts à la production démarrent les chantiers avec des haveuses à disque. Ces disques pouvaient être assemblés pour former un tambour sur le bras de la haveuse. Ces dernières étaient déplacées à l'aide d'un treuil et d'une chaine de halage qui était fixé à une butte d'ancrage (principe du cabestan). Cette chaine pouvait s'avérer très dangereuse lorsque la haveuse accrochait alors que le treuil continuait à tirer sur elle, laissant du mou derrière la haveuse, et quand le point d'accroche venait à céder, la haveuse faisait un bond vers l'avant ce qui entrainait un coup de fouet de la chaîne.
Cette situation, Manfred l'a vécue. Il a eu la chance inouïe de n'avoir qu'une blessure, certes sérieuse au crâne dont on en voit encore les grandes cicatrices, mais ce coup de fouet aurait pu avoir des conséquences fatales à quelques centimètres près. Sainte Barbe veillait sur lui ce jour-là.
Par la suite ce sont les haveuses S16 Anderson qui prendront le relais, Manfred quant à lui est affecté au remblayage pneumatique. Ce type de remblayage était exécuté au moyen d'une remblayeuse pneumatique pourvue de conduites de 150mm de diamètre qui amenaient des schistes concassés et calibrés, en les propulsant sous une pression de 5 à 6 bars jusque dans les zones déhouillées. Ces schistes étaient amenés jusqu'auprès de la station de remblayages par des convoyeurs à bandes depuis un point proche des chantiers où ils avaient été au préalable culbuté des berlines descendues du jour.
A partir du début de l'année 1960, il occupera le poste de haveur (celui qui conduit une haveuse) jusqu'en 1962 où il intégrera l'école de maîtrise du 1er degré.
Pour y arriver il a dû 2 fois par semaine suivre des cours pendant une année, en dehors de ses heures de travail, avant de passer et réussir le concours d'entrée. L'école de formation des porions qu'il intègre est au Puits Saint-Joseph. Cette formation durera deux ans.
La première année il fait un stage pratique au fond dans un autre siège que celui d'origine, la deuxième année les stages pratiques se feront dans son siège d'origine.
Au terme de cette année, en 1964 il est diplômé porion 1er degré et réintègre le Puits Saint-Charles jusqu'en 1965, précisément le 7 juillet, date à laquelle il est muté au Puits de Marienau (à cause de la fermeture programmée de Saint-Charles au cours du deuxième semestre de cette même année).
Il assumera cette responsabilité de porion jusqu'en 1972 où après une fois encore, une année de cours préparatoires et un autre concours, il fait son entrée dans l'école des Mines de Forbach pour y suivre la formation d'agent de maîtrise fond 2ème degré, avec en plus une formation en électromécanique.
L'année 1973 le verra nommé porion chef de quartier, grade qu'il gardera jusqu'en 1979, année durant laquelle il accédera au rang de sous-chef porion.
Mais son ascension ne s'arrête pas là !
En 1985 il suit pendant quatre mois la formation d'agent de maîtrise fond du 3ème degré au Puits II à l'Hôpital et devient chef-porion en 1986.
Il exercera cette responsabilité jusqu'en 1988, date à laquelle sa hiérarchie le sachant atteint de sérieux problèmes pulmonaires, souhaite qu'il poursuive une activité professionnelle dans un milieu moins agressif et lui demande de quitter le fond pour le jour.
Cette proposition ne lui convient pas, mineur de charbon dans l'âme, il ne se voit pas travailler au jour loin de sa famille du fond et il choisit de tirer sa révérence en prenant une retraite bien méritée le 1er juillet suivant de cette année 1988.
C'est là que commencent ses galères, allant de visite médicale en visite médicale, tantôt vers les hôpitaux locaux, tantôt à Nancy auprès de médecins experts. Mais notre homme ne se laisse pas abattre, il s'occupe… Il donne un coup de main au Musée De Wendel. Il range le matériel, organise des expositions, des visites avec quelques anciens mineurs retraités comme lui. C'est ensuite l'association des amis du Puits Saint-Charles qui retient son attention et l'attire dans ses filets dont il devient un membre fervent. C'est là un retour vers son premier Puits. Vers sa ville qui l'a vu grandir, où il habitait dans la même maison avec ses parents rue de la Montée, y compris deux années avec son épouse après son mariage, avant d'obtenir un logement rue de la Pépinière qu'il quittera en 1987 pour s'installer à proximité du Puits Marienau rue des Moulins à Forbach.
En plus de ces quelques occupations liées à la vie associative, Manfred poursuit son travail de maquettiste qu'il maîtrise parfaitement. Il a depuis toujours cette passion et a réalisé de nombreuses maquettes dont tout un ensemble de réseaux ferroviaires qui occupe une grande cave dans le sous-sol de sa maison. Il adore créer, façonner, positionner toutes ces miniatures, car pendant ce temps la maladie est oubliée, la souffrance aussi !
Comme il est doué, l'idée lui vient de se lancer dans la réalisation d'une maquette du Puits Saint-Charles qu'il connait parfaitement. Il réalise ainsi à partir de 1998 jusqu'en 2003 plusieurs modules de l'immense maquette. En 1999 il livre le premier module à l'association des amis du Puits saint-Charles et continue à la maison les suivantes, au gré de ses capacités physiques. Les premiers modules donnent lieu à une carte postale dont il annote le dos par ces lignes " Témoignage du passé cette maquette retrace la vie de nos ancêtres, nos parents, une partie de moi-même que je suis heureux de partager avec…".
La carte postale
Généreux notre Manfred, il offre tant de travail et de peine à tous ceux qui veulent bien venir en profiter, gratuitement va sans dire, dans la salle d'exposition des amis du Puits Saint-Charles à Petite-Rosselle.
Cette maquette est si belle et réaliste, faite d'après des plans de géomètres pour respecter scrupuleusement les dimensions et dispositions, qu'elle a été courtisée par des responsables nationaux du Musée d'Orsay à Paris, où elle a séjourné en 2004 ainsi que dans la ville de Hayange dont les élus ont voulu offrir à leurs administrés ce superbe travail qui représente l'ensemble du Puits Saint-Charles et quelques habitations de la cité minière attenante. Hayange, ville des hauts fourneaux, des mines de fer, patrie des gueules jaunes, doit, tout comme Petite-Rosselle beaucoup à la famille De Wendel.
Voilà notre homme aujourd'hui à presque quatre-vingt balais au sortir d'un long cycle où il s'est vu dépérir, où il a eu peur de devoir nous quitter, où il a effectué tant de séjours dans les hôpitaux, où il a perdu toutes ses forces... "J'étais si faible à un moment donné que c'est mon fils qui venait me nourrir à la petite cuillère à l'hôpital", me dit-il.
Durant ce cycle maudit il a connu une souffrance indescriptible mais le voilà maintenant apaisé. En effet, depuis qu'il a été équipé en appareils d'aide à la respiration il "revit" !
Dans son domicile il dispose de deux cuves de 80kg d'oxygène d'où part un long tube de plastique qui lui permet de se rendre dans les pièces de la maison tout en ayant cet apport d'oxygène qui lui est indispensable.
Ces cuves sont remplies chaque semaine de ce précieux trésor que réclament inlassablement ses poumons. Il a aussi à sa disposition un appareil portable pour lui permettre de sortir de chez lui. Cet appareil contient 5kg d'oxygène, ce qui lui donne une autonomie de 3 heures et demi. Il dispose d'un petit chariot pour emporter un autre appareil du même genre qu'il peut soit porter à la main soit à l'épaule en bandoulière. Ainsi paré il peut rester presque 7 heures hors de sa maison. Mais plus jamais, de jour comme de nuit, il ne peut se passer de cet apport vital d'oxygène.
J'imagine ses nuits terribles, pendant lesquelles il doit porter un masque afin d'avoir une "VNI" (ventilation non invasive). Toutes les nuits il doit endurer le port du masque et supporter les bruits et la gêne occasionnée de ce fait.
Et pourtant jamais il ne se plaint. Au cours de tout notre entretien je n'ai entendu aucun râle, aucune agression dans la voix, aucune colère contre qui que ce soit, il dit aller "bien" depuis qu'il est appareillé ainsi. Et même si la triste maladie de son épouse qui doit être dyalisée trois fois par semaine est une autre et difficile épreuve, ils vivent ensemble et j'ai compris que sa discrétion sur le sujet était à la mesure de son courage, de leur courage.
L'instant devient grave, il me faut une diversion aussi Je lui demande alors quelle a été sa plus belle émotion récente et il m'a répondu sans hésiter : "C'est quand j'ai pu voler dans l'avion piloté par mon petit-fils de 19 ans qui suit des études au lycée Faber de Metz et rêve de devenir pilote de chasse. Avant qu'il ne passe son brevet de pilote je lui ai dit que je voulais être le premier à voler avec lui et cela s'est fait, j'en suis fier".
Quelle simplicité, quel beau parcours, quelle leçon de vie. Mais son appareil lui dicte de nous quitter, il s'épuise plus vite que notre homme, Walter nous demande d'aller au pied du Puits Saint-Charles pour prendre une dernière photo. Nous sortons, il me parle de ses deux enfants et deux petits-enfants pendant que nous marchons lentement, la distance est plus longue que prévue, Walter l'encourage à faire encore quelques mètres, je vois que cela n'est pas facile pour lui, mais nous y parvenons et prenons la pose pour garder un souvenir de cette journée puis nous retournons vers son véhicule.
Le vent se lève et Manfred met sa main devant son nez : "c'est le pire qui puisse arriver, le vent chasse l'oxygène qui s'échappe du tube", me dit-il.
Lorsqu'il arrive à sa voiture, il s'y engouffre rapidement pour rester à l'abri de son nouvel ennemi. Je le regarde et j'ai à cet instant le sentiment qu'il est heureux, qu'il est encore dans son récit, qu'il a oublié son appareil. Walter et moi le saluons, nos salutations sont chaleureuses, il démarre sa voiture et après un denier salut de la main qu'il nous envoie depuis sa voiture il disparait au coin de la rue.
Je reste pensif, en admiration devant cet homme qui a eu une carrière bien remplie.
Il a franchi tous les échelons, depuis apprenti trieur en culotte courte, au très respecté poste à grandes responsabilités de chef porion. Mais aujourd'hui j'ai vu deux personnes, le mineur qu'il est resté dans l'âme et l'homme que la maladie fait plier, mais qui tient bon.
Ce dur métier de mineur a fait de beaucoup de nos jeunes hommes des êtres "cassés" qui méritent tout comme Manfred mon respect, notre respect à tous.
Pendant que nous rentrons en voiture avec Walter, nous parlons de lui, de sa brillante carrière et de son courage. Je lui dis avoir été frappé par son perfectionnisme, tant dans les explications qu'il donnait en posant des mots justes, que dans le croquis du chantier du fond qu'il a dessiné et annoté devant moi. Ce croquis est clair, net, précis, la calligraphie est belle, les explications données avec patience, quel homme…
Glück auf Manfred ! Photos Walter Heitzmann, rédaction JL Miksa le 12/03/2018
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