Clément Keller : Sous le signe du poisson (4)
Richard longeait maintenant la lisière de la forêt et marchait en direction du village.
De chaque côté de la petite route, des arbres aux branches givrées et dénudées se découpaient dans la grisaille humide et froide de cette journée hivernale.
Les étés colorés et chauds de son enfance n'étaient plus que des images lointaines qui se bousculaient dans sa tête, mais les scènes qui s'y déroulaient étaient devenues presque palpables et réelles.
En été, rares étaient les enfants qui restaient cloîtrés dans les maisons. L'appel de la nature et de la liberté étaient toujours plus fort et il se souvint d'une après-midi, il devait avoir une douzaine d'années, quand il avait décidé d'organiser un déjeuner 'champêtre' dans les bois en compagnie de ses copains Sigmouche et Alfred...
Le trio s'était donné rendez-vous au cœur de la forêt de hêtres et de sapins qui longeait les baraques de la cité du côté allemand. Ce ce jour-là, ce n'était pas pour exercer leur adresse au tir à l'arc ou au lance-pierres, discipline dans laquelle il excellaient depuis leur plus jeune âge, non, cette fois ils avaient décidé de goûter à la haute cuisine.
En chef incontesté, Richard avait prit la direction des opérations.
- Mets la gamelle sur le feu et fait fondre un petit morceau de beurre, les cuisses de grenouilles sont prêtes !
Alfred avait posé le récipient bosselé sur les braises du feu allumé dans la petite clairière pas loin des 3 étangs, et le morceau de beurre, jeté au fond de la gamelle, ne tarda pas à fondre en grésillant.
- Maintenant tu attends que la graisse soit bien chaude, ensuite tu jettes les cuisses dedans et tu les fait griller en les retournant de tous les côtés pour qu'elles deviennent bien croustillantes...
Ils avaient attrapé 5 ou 6 de ces grosse rainettes qui pullulaient près des étangs et Richard et Sigmouche s'étaient chargés de les "euthanasier" (1) puis de les dépecer afin de prélever les cuisses charnues qui allaient composer le plat de résistance de leur menu improvisé.
- Sigmouche, toi tu t'occupes des œufs et tu les prépares. Casse-les, et mélange-les bien dans la tasse sans oublier de mettre du sel, j'en ai ramené de la maison... Il est au fond du sachet en papier dans lequel il y avait le beurre !
Sigmouche avait saisi sans un mot la tasse, pris un à un les minuscules œufs qu’ils avaient récupéré en dénichant plusieurs nids de cailles dans la matinée pour les casser avec dextérité dans le bol. Il y rajouta une bonne dose de sel, puis mélangea vigoureusement le tout à l'aide d'un bout de bois qu'il avait prélevé à l'aide de son poignard de trappeur à manche en "plastique imitation corne" sur une branche d'un des hêtres bordant la clairière.
Quelques minutes plus tard, les cuisses de grenouilles étaient dorées et saisies à cœur, et Sigmouche versa doucement les œufs battus par-dessus...
- Laisses encore mijoter pendant quelques minutes, on va bientôt se régaler !
Les trois compères s'étaient assis côte à côte sur l'herbe près du feu et attendaient avec une impatience mal contenue que leur repas improvisé soit prêt.
Au bout de quelques minutes, Richard se leva puis se pencha au-dessus de la gamelle, renifla d'un air connaisseur la mixture et conclut d'un sonore :
- Ca sent bon hein les gars ? (2) Regardes, les œufs font des bulles, ça va bientôt être prêt... Dis Alfred, tu sais que dans les grands restaurants il y a des gens qui payent vachement cher pour bouffer un repas comme ça ?
Incrédule, Alfred haussa les épaules et répondit :
- Tu plaisantes, y'en a plein la forêt, tout ça c'est des trucs qui ne coûtent rien !
- Si je te le dis c'est que c'est vrai ! C'est mon père qui me l'a raconté. Il m'a expliqué que les riches dépensaient parfois ce qu'il gagne en un mois pour un seul repas !
Alfred se leva à son tour, tira son poignard de l'étui attaché à sa ceinture, nettoya le plat de la lame sur son pantalon puis secoua la tête en riant :
- Et tout ça pour bouffer des grenouilles que nous on attrape gratuitement !
Une fois de plus la discussion partait en vrille et Richard ne put s'empêcher d'en rajouter une couche, imaginant déjà un nouveau scénario délirant :
- Hé les mecs, j'ai une idée... Si on ouvrait un restaurant, moi je serais le chef, Sigmouche ferait le service et toi Alfred tu pourrais faire portier !
Vexé, Alfred répliqua :
- Ca va pas, non ? Pourquoi pas laveur de carreaux tant que t'y est ! (3)
- Oui, c'est pas une mauvaise idée, les carreaux tu pourrais également les nettoyer, comme ça ce serait propre et les gens seraient contents !
- Arrêtes de dire des conneries, et enlèves la gamelle du feu, je crois que c’est prêt, ça a l’air d’être cuit !
Un fumet, de l'avis général, délicat s'échappait de la gamelle retirée du feu, et, pendant que la mixture refroidissait, chacun nettoyait son poignard car, faute de couverts, c'était ce dernier qui allait leur servir de fourchette.
Le repas, mangé à même la gamelle, fut vite expédié. Apparemment, les gamins avaient pris un plaisir évident à déguster cette étonnante et rustique improvisation culinaire et seuls quelques os éparpillés çà et là et le foyer improvisé éteint à coups de talons témoignaient de leur passage...
Ils aimaient se retrouver dans les bois, allumer un feu et rôtir ou griller ce qui leur tombait sous la main. C'était souvent un morceau de saucisse Lyoner, (4) des patates ou des œufs subtilisées dans le garde-manger familial ou, quelques rares fois, un poulet volé dans une des basses-cours de la cité.
La seule "fausse note" durant ces symphonies champêtres, venait du colérique et rougeaud garde forestier allemand qui les repérait de loin à cause de la fumée, les débusquait puis les poursuivait en hurlant son fusil à la main.
Il avait même tiré en l'air le jour où ils avaient vidé un des étangs et la bande de copains se méfiait de ses coups de sang. Allez savoir, un jour ou l'autre, dans un moment de folie, il risquait de leur tirer dessus, aussi valait-il mieux qu'ils prennent leurs jambes à leur cou pour fuir le plus vite et surtout le plus loin possible vers la France où il ne pourrait plus les poursuivre !
Les gamins savaient qu'ils courraient plus vite que lui et ils connaissaient tous les raccourcis et tous les chemins étroits et sinueux à travers lesquels leur ennemi du moment n'arrivait que difficilement à les suivre. En réalité, ils réussissaient toujours à le semer et n'hésitaient pas, une fois arrivés en lieu sûr, à se vanter auprès des copains de la cité de la "poursuite épique" à laquelle ils avaient une fois de plus échappé...
Richard ne regrettait aucune des moments passés au fond des bois avec ses amis.
Ces longues journées de découvertes lui apprenaient bien plus que ce que l'école du village pouvait lui apprendre, et ce, sans avoir besoin d'ouvrir de livres ni de faire de devoirs.
Mais tout cela semblait déjà si loin... Aujourd'hui, même si ces souvenirs l'aidaient à tenir le coup, la triste réalité du quotidien le rattrapait rapidement.
Le temps commençait à se radoucir et la neige qui recouvrait le chemin ne tarderai pas à fondre. Richard n'aimait pas le froid, le froid était synonyme pour lui de faim, et le mot faim était synonyme de pauvreté. Il se sentait depuis toujours magiquement attiré par le soleil, et son rêve le plus fou était de partir un jour aux îles Seychelles et de s'y établir pour oublier les baraques et le froid des hivers de cette Lorraine du charbon...
Il avait souvent raconté à ses amis les longues et interminables plages de sable fin bordées de palmiers et de cocotiers sur lesquelles il se dorerait un jour au soleil.
Dans son regard on devinait alors les reflets de cette limpide et chaude mer bleutée dans laquelle il se baignerait ainsi que les énormes poissons, si gros que ceux des trois étangs ressembleraient à de la vulgaire friture, qu'il y pêcherait...
- Tout cela se réalisera un jour, leur disait-il, dès que je trouverai le moyen d'embarquer sur un bateau qui me déposera dans un des ports de ces îles ensoleillées...
La communicative chaleur de ses rêves n'était qu'une maigre compensation au froid et à l'adversité de son quotidien. La gêne, la honte et le dénuement se rappelaient à lui à chaque instant. Il sentit l'humidité glacée de la neige qui traversait les semelles usées de ses chaussures. Il avait les pieds mouillés et il valait mieux rentrer à la maison que continuer sa route vers le village. Devant lui, un lièvre s'échappa d'un fourré, traversa le chemin puis disparût rapidement dans le sous-bois givré et verglacé.
Richard rebroussa chemin et repris la direction de la cité.
C'était décidé, il irait voir son copain plus tard, pour l'instant, il avait surtout besoin de se retrouver seul et de réfléchir... Il accéléra le pas et remonta à grandes enjambées la côte qui menait vers les baraques de la Ferme. A suivre...
(1) Je préfère ne pas donner de détails sur ce carnage...
(2) De longues années plus tard, Richard m'a confessé qu'en réalité c'était immangeable !
(3) L'ami Alfred est vraiment devenu laveur de carreaux dans une société connue de la région...
(4) Pour ceux qui ne connaitraient pas cette spécialité locale, CLIQUEZ ICI
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