Sous le signe du poisson (3)
Richard est un adolescent de 17 ans qui vit avec sa famille dans un des baraquements de la cité ouvrière provisoire de la Ferme de Schoeneck durant les années 60.
Issu d'un milieu que l'on qualifierait aujourd'hui d'asocial, le gamin rêve de liberté et d'une vie meilleure. Jeune ouvrier mineur, il a quitté la mine pour aller travailler avec un de ses amis dans une usine à Sarrebruck, une ville sarroise proche de la frontière franco-allemande. Nous le retrouvons sur le chemin qui mène au village où il va retrouver son copain... (1)
Richard était arrivé près de la place centrale de la cité. C'est à cet endroit que débouchaient plusieurs des ruelles adjacentes et, dans les baraquements qui entouraient cette place, vivaient plusieurs familles que Richard connaissait bien.
Il y avait tout d’abord les Gemelli, une famille venue d’Italie il y a une dizaine d’années et dont la ‘mama’ avait mis treize enfants au monde. Richard savait que toute cette ribambelle de gosses était nourrie à sa faim car le père était travailleur et cette grande famille n'avait pas de problèmes particuliers pour subvenir à ses besoins.
Chez nous, se dit-il, je suis le seul enfant, mais la plupart du temps on n’a même pas d’argent pour aller acheter du pain frais chez le boulanger et on se contente des restes de pain rassis de la veille, voire de l’avant-veille...
Bien souvent, leur voisine, la mère Gontier, leur offrait des restes de nourriture mais elle ne leurs donnait par contre jamais d'argent. Elle savait parfaitement que le Fritz et la Jeanne le dépenseraient aussitôt pour acheter de l'alcool et des cigarettes, et que de ce fait, le jeune Richard n'en profiterait pas...
C'était dur d'être conscient de sa détresse et d’être dépendant des autres, mais Richard savait que tout cela changerait un jour et qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour y arriver.
Il continua sa lente descente et s’arrêta un instant devant l’entrée de la baraque du Pierrot.
Ce dernier n'était pas souvent à la maison depuis que ses parents lui avaient acheté une mobylette Kreidler Florett couleur Argent/Rouge de toute beauté.
C'était le seul gamin de la Ferme à posséder un engin pareil et la plupart de ses amis le jalousaient un peu pour cette raison.
Les parents de Pierrot étaient des gens très gentils qui n'hésitaient jamais à faire plaisir à leur rejeton même si ce dernier ne le leur rendait malheureusement pas souvent.
Pierrot était en fait la terreur de la cité depuis son arrivée dans les baraques il y a cinq ou six ans. A l'époque, c'était encore un jeune garçonnet blond au visage rieur, mais ce bambin adorable c'était vite transformé en une espèce de cauchemar ambulant pour tous les adultes, instituteurs compris.
Il avait rapidement pris en main les éléments turbulents habitant la cité et les avaient transformés en quelques mois en une bande de jeunes chahuteurs qui ne reculaient devant rien pour arriver à leurs fins. C'était lui qui les avait dotés d'arcs et de flèches acérées, de frondes et de lance-pierres, et c'était lui qui avait mis en place les règles strictes de fonctionnement de sa bande.
Tant qu'il était gamin, ces divers manquements à la discipline et son civisme défaillant n'avaient qu'un impact relatif sur ceux qui l'entouraient, mais maintenant qu'il était devenu adolescent, le danger de marginalisation devenait de plus en plus évident.
Il n'en était plus à sa première mobylette volée et, petit à petit, il prenait le sentier escarpé de la délinquance et s'écartait de plus en plus du droit chemin.
- Il va certainement mal tourner se dit Richard en regardant le jardin recouvert de neige dans lequel ils jouaient ensemble quand ils étaient encore des Cow-Boys en herbe.
Pourtant, ses parents lui offraient tout ce qu'il pouvait désirer.
Il réfléchit un instant et se dit que c'était peut-être parce qu'il avait tout ce qu'il désirait que Pierrot en voulait toujours plus et qu'il irait voler un jour ce que ses parents ne seraient plus en mesure de lui offrir...
Richard ne put s'empêcher, à ce moment là, de penser à ces tronçons de câbles de cuivre qu'il avait sorti du vieux puits désaffecté à Rosselle avec son ami Clément et qu'ils avaient transporté chez cet escroc de ferrailleur à Forbach lequel, profitant bien sûr de la situation, leur avait payé la noble matière première au rabais... (2)
Ils avaient travaillé à l'époque pendant des journées entières, sué sang et eau et ce salopard ne leur avait donné qu'une quinzaine de francs, tout juste de quoi s'acheter quelques tablettes de chocolat !
Tiens, à propos de chocolat, il lui restait encore un peu de monnaie en poche et il arrivait à hauteur du laitier de la cité qui vendait également ce fameux chocolat Tobler au miel et aux amandes dont il raffolait...
Il s'engouffra dans le baraquement où habitait la famille Surowiecki et dont le cagibi avait été transformé en laiterie et attendit sagement son tour.
Devant lui il y avait encore deux clients, la vieille Madame Lavergne et le polonais Malecki qui venait régulièrement acheter son fromage blanc et sa crème.
Madame Lavergne acheta d'abord deux litres de lait qu'elle fit transvaser dans le pot au lait en aluminium qu'elle tendit à Matz, le gérant, par-dessus le comptoir puis prit encore trois madeleines dans le panier posé sur le comptoir.
- Tu inscris Matz, je te payerais avec le reste à la fin du mois comme d'habitude !
- Pas de problème, je rajoute 2 francs sur votre compte Madame Lavergne, au-revoir !
- Et toi Maleki, du fromage blanc avec une louche de crême comme d'habitude ?
- Ja, weisser Käse Mousieu Milich Matz mit rahm bitte !
Richard comprenait parfaitement le patois local, le Platt (3). C'était la langue que parlaient la plupart des gens de la région et la plupart des polonais et des slaves avaient pris l'habitude de converser en allemand plutôt qu'en français dans cette région historiquement bilingue.
Matz remplit le récipient que lui tendait son client d'une louche de fromage blanc puis versa par-dessus une bonne mesure de crème aigre. C'était ça le Rahm...
Maleki récupéra son déjeuner, paya et sortit du magasin en criant un sonore "Do widzenia, Panie Milich Matz !".
- Oui, à demain Malecki, et travaille bien à la mine !
Entre-temps, Richard s'était approché du comptoir encombré de friandises et chercha du regard le chocolat tant convoité.
- Et pour toi jeune Fritz, qu'est-ce que ce sera ?
- Une petite tablette de chocolat Tobler s'il vous plaît, et je m'appelle Richard !
- Ah ! Toi tu t'appelles Richard, mais ton père c'est le gros Fritz hein ?
- Oui, mais moi je n'y peux rien !
- Bien sûr mon gars, tu n'y peux rien... Tiens voilà ton chocolat, et tu diras à ta mère que je lui ferai à nouveau crédit dès que ses dettes seront payées...
- Le chocolat c'est moi qui vous le paye, pour le reste vous voyez avec ma mère, au-revoir !
Il lança l'argent sur le comptoir, empocha la tablette pyramidale puis sortit rapidement de la baraque où l'odeur aigrelette du lait et de la crème commençait à lui donner la nausée.
Il vit en quittant la petite place devant le laitier, le Journaliste sortir de chez lui avec son sac en bandoulière. C'était en réalité le porteur de journaux de la cité, que les gamins avaient affublé du nom de journaliste car c'était plus simple à dire que "porteur de journaux".
Le personnage, un homme trapu au visage rougeaud, se prenait très au sérieux dans ses fonctions et n'aimait pas les adolescents de la cité qui lui avaient plusieurs fois volé la sacoche contenant les exemplaires des journaux qu'il devait distribuer tous les matins.
Richard se souvint qu'il avait même distribué un mercredi matin les journaux du lundi parce qu'il ne les avait retrouvé que deux jours plus tard, complètement détrempés, derrière un buisson à la lisière de la forêt allemande.
Tous ses "clients" avaient bien sûr râlé et considéraient que c'était lui le responsable et qu'il n'avait qu'à faire attention à ses affaires au lieu de chercher des excuses...
Il déposait dans les rares familles qui étaient abonnées la version allemande du "Républicain Lorrain" qui s'appelait alors "France Journal" et quelques exemplaires encore plus rares de "L'ami des foyers chrétiens" (4), journal catholique édité par le diocèse de Metz.
Richard évita soigneusement le personnage, traversa la route et déchira l'emballage de sa tablette de chocolat. Il la dégusta tout en marchant d'un pas décidé en direction du village dont il distinguait au loin le contour des premières maisons ainsi que les volutes de fumées bleuâtres qui s'échappaient des cheminées. A suivre…
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(1) Lire les épisodes précédents : Sous le signe du poisson (1) - Sous le signe du poisson (2)
(2) Ces récits font partie du Tome 1 de l'ouvrage "Les couleurs du passé"
(3) Le "Platt" est le nom donné à l'ensemble des dialectes franciques parlés dans la partie de la Lorraine traditionnellement appelée la Lorraine allemande. Plus d’infos ICI
(4) L'Ami des foyers chrétiens" était un journal créé en 1883 sous le nom de Metzer Katholisches Volksblatt qui délivrait essentiellement des informations religieuses et, jusque dans les années 1960, ses rédacteurs étaient des prêtres.
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