NOSTALGIA, le Blog qui fait oublier les tracas

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Danielle Hofmann Grandmontagne : Le tango d'amour des frontaliers (4)

Déclaration de la guerre

En 1939, les tanks roulent déjà à Paris. La guerre est imminente. Il faut hâter le mariage. Annie, bien que son père soit français a la nationalité allemande.

De nombreux frontaliers seront confrontés à ce dilemme : choisir le pays en fonction de son cœur, même si on est né à cheval sur deux nationalités. Daniel, en costume de Spahis et Annie en tailleur blanc se marient le 17 août 1939 à Versailles avec pour témoins Pierre Brenner, l'oncle français cheminot, le frère de son père venu de Charleville et un préposé de la mairie. Puis, ils vont tous les trois manger dans un restaurant. Il n'y aura pas de noces festives, le mariage a lieu dans la plus grande simplicité.

Daniel rejoint son régiment et part sur le paquebot Champollion pour le Levant.

Il a organisé le voyage d'Annie en bateau pour le Maroc. Il faut agir vite. Là-bas, elle pourra vivre quelques temps chez sa sœur et  le  mari de celle-ci.

Elle met ses quelques effets, vêtements et photos dans une petite valise et part à Marseille. Durant deux jours, elle attend le grand paquebot.

 

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En attendant, elle s'installe dans un petit hôtel et a le temps de découvrir la vieille ville. Ravie, elle voit le premier palmier de sa vie et la mer. Elle se promène dans les ruelles pavées du vieux port, regarde les barques des pêcheurs, hume l'odeur des embruns mêlés aux effluves de poissons.

Au loin, on aperçoit le château d'If. Les vieilles pierres des maisons aux portes basses, les trottoirs aux bords inégaux, les vieilles femmes habillées de longues robes noires, la tête couverte de fichus parfois avec un reste de dentelle, les badauds en maillot de corps et chapeau de paille, les petits cafés bruyants du port où l'on sert le pastis.

La vue des grands paquebots, c'est le début de l'aventure vers l'Afrique. Elle décide de parcourir la Cannebière, puis d'aller visiter Notre Dame de la Garde.

Monter deux cents marches par cette chaleur est éprouvant mais elle est récompensée en découvrant la basilique. Un monument à l'architecture romano-byzantine de toute beauté. Elle allume un cierge et prie la Sainte Vierge de protéger Daniel à la guerre.

Le lendemain, en prenant un petit déjeuner sur le vieux port, elle lit le journal « Le petit Marseillais ». Accroché au mur par son long manche de bois, le quotidien est à la disposition des clients à la condition de le remettre en place après lecture.

Les nouvelles sont mauvaises, alors elle part se promener dans les ruelles étroites. Dans la vitrine d'un chapelier, elle découvre un adorable bibi orné de cerises rouges. Elle l'achète, car elle ne sait pas ce qu'on peut trouver comme chapeaux au Maroc.

Elle doit embarquer dans l'après-midi. Elle retourne à l'hôtel chercher sa petite valise et marche vers le port.

Une foule de gens s'agitent sur les quais : des porteurs avec d'énormes baluchons sur la tête, des femmes avec des enfants bruyants ou en pleurs, des scènes d'adieux, des vendeurs de journaux, des marins, des militaires, des cireurs de chaussures, des badauds, des triporteurs chargés outrageusement de multiples valises.

Elle se dirige vers l'escalier d'embarquement et monte sur le grand navire en pensant à son père constructeur de bateaux. Au milieu des bousculades, elle rejoint sa petite cabine puis la sirène mugit et très lentement le paquebot s'éloigne des quais...

 

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La mer Méditerranée est truffée de mines et c'est avec angoisse qu'elle effectue la traversée, heureusement sans encombres.

A l'arrivée, un soleil de plomb étouffe Casablanca. Après toutes les démarches administratives, elle débarque ; sur le quai, des appels en arabe, des mulets, des bourricots, des hommes en djellaba, chèches sur la tête, des monceaux de ballots, des calèches, des charrettes à bras, et des Européens qui cherchent parmi les arrivants leurs familles ou amis. Personne n'attend Annie dans la chaleur moite.

Avec sa petite valise à la main, elle cherche sans tarder la correspondance pour aller à Rabat où l'attend Gertrude, la sœur de son mari. Le capitaine Charles, originaire de Lorraine, l'époux de Gertrude, sert dans l'aviation. Une partie de l'armée française est stationnée à Rabat.

A l'arrivée, Annie cherche à deviner qui est sa belle-sœur dans la foule, car elles ne se connaissent pas encore. Tout s’est passé si vite à Versailles pour son mariage. Heureusement, grâce à l'uniforme de Charles et le joli chapeau de Gertrude, indices de reconnaissance, tous les trois se saluent avec chaleur, en français.

Les deux belles sœurs ont pour langue maternelle l'allemand, mais pendant longtemps, guerre oblige, elles vont cacher leurs origines frontalières. Elles utiliseront parfois de drôles de mots, comme par exemple une « larmoire » (l'armoire), ou un « lévier » (l'évier), ou plus tard des « snougoute » pour des snow-boots. Ou bien des traductions littérales « fermes la porte, ça tire », (le verbe ziehen en allemand se traduit aussi bien par tirer que faire du courant d'air) ou avoir une grenouille dans la gorge (un chat), comme tous les frontaliers en connaissent.

D'ailleurs, les Lorrains parlent aujourd'hui encore un patois germanophone et les vieilles personnes ne parlaient pas encore le français à cette époque.

En arrivant au logement de fonction, fourni par l'armée, Annie est heureuse de constater qu'il est agréable bien que petit et surtout, elle  est ravie d'être au Maroc, plus ou moins à l'abri de la guerre et des bombes. Le sol de carrelages sent bon l'eau de javel et le savon noir. Tout est gentiment décoré avec les moyens du bord, les petits napperons amidonnés avec soin et même quelques fleurs.

Gertrude, fine cuisinière a concocté un couscous pour l'occasion et le lendemain, lorsque Charles a rejoint son régiment, les deux belles sœurs vont visiter Rabat.

 

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Une grande promenade, avenue de la Victoire, place Lyautey, la Tour Hassan, le jardin des Oudayas, les remparts de la Médina, la casbah, puis, elles entrent au souk, grand marché arabe.

On y trouve de tout, des tissus chamoisés, des babouches, de la laine, des tasses en métal, des paniers tressés, des épices, de la viande, piste d’atterrissage pour les mouches, des gâteaux, des volailles et moutons vivants, des sucreries multicolores, des vêtements, des bijoux finement ciselés et mille autres choses, tout cela dans un brouhaha assourdissant.

Des ânes très chargés passent à travers les étroites ruelles bordées d'échoppes, accompagnés par les tonitruants « Balek » (attention, place!) de leurs maîtres qui courent en les tenants par la bride.

Annie voit les premiers dromadaires de sa vie. Gertrude l’entraîne encore voir l'hôpital militaire Marie-Feuillet, puis épuisées, les jeunes femmes rentrent au logis.

Tous les jours, elles sortent faire quelques courses et, bien que le choix des marchandises soit restreint, elles font des tajines ou des couscous avec ce qu'elles trouvent et découvrent la cuisine marocaine. Parfois aussi, elles vont à Rabat Salé à la plage. Il y a bien quelques terrasses de restaurants, mais, en ce temps-là, les femmes ne vont pas au café. 

Puis, Gertrude lui annonce la grande nouvelle : elle est enceinte ! Avec joie, elles brodent, cousent et tricotent pour le bébé à venir.

De temps à autre, bien que rarement, Daniel vient en permission et décide d'obtenir aussi un logement de fonction. Un beau petit rez-de-chaussée avec courette leur est attribué à Rabat Salé. Annie est ravie d'habiter au bord de la mer et se débrouille pour créer des meubles avec des caisses de bois ou même de carton habillées de jolis tissus.

Tous les jours, elle nettoie au savon noir et à l'eau de javel le petit logis. Parfois, il y a des cafards qu'elle ramasse à la pelle pour les brûler. Heureusement, il n'y a pas de punaises.

Un jour, dans la petite cour, elle découvre un gros scorpion noir, relativement dangereux. Elle l'entoure d'alcool à brûler et y met le feu. Il est vrai qu'il faut toujours contrôler chaussures et vêtements à cause des scorpions.

Les ressources sont maigres, car c'est la guerre et Annie entreprend de gagner un peu d'argent grâce à ses talents. Elle a des doigts de fée, crochète d'adorables napperons, tricote des robes pour enfants et n'a aucun problème pour les vendre.

Pendant son ouvrage, Annie chante souvent : « La chapelle au clair de lune », « J'attendrais ton retour, le jour et la nuit »« Adieu mon petit officier », « Sombreros et mantilles », « Les roses blanches pour ma joli Maman », « Les beaux dimanches de printemps ».

Il est étrange de constater qu'aujourd'hui les chanteuses n'ont plus le même timbre de voix alors que leurs cordes vocales n'ont pas changé...

 


Un jour, elle annonce à Daniel qu'elle est enceinte. Évidemment, il est sûr d'avoir un fils, futur cavalier. La grossesse est pénible, car il fait très chaud et l'enfant est prévu pour juillet en pleine canicule.

A cause de la chaleur et du long chemin qui l'oblige à traverser la Médina, elle ne va presque plus voir Gertrude qui entre temps a accouché d'une petite fille, Simone.

Daniel est en campagne, elle est seule. De temps à autre, elle va à la « Goutte de lait », institution destinée à accompagner les futures mamans et les conseiller après la naissance. On y mesure le poids des bébés, on contrôle leur alimentation si la mère n'a pas assez de lait, bref c'est un peu le carnet de maternité qui existe aujourd'hui.

Une nuit, les douleurs commencent, elle perd les eaux et se retrouve toute seule...

Pas le choix, elle prend la petite valise préparée, et se met en route avec son gros ventre et traverse la Médina pour se rendre à la maternité de l'hôpital militaire. Terrorisée, craignant de mauvaises rencontres, elle se traîne péniblement dans la nuit noire.

En arrivant à l'entrée du bâtiment, elle est accueillie  par une sage- femme plutôt âgée et revêche qui lui demande où elle en est. Question stupide, la jeune femme n'en sait rien, c'est le premier accouchement. On l'allonge dans un lit de fer, dans une salle aux murs et au sol recouverts de carrelages blancs.

Elle va y passer plus de trente heures, en souffrance continue. La sage-femme surgit de temps à autre en lui disant de ne pas crier comme cela, qu'un accouchement est un acte naturel. (Elle ne doit pas avoir d'enfant !) L'enfant ne vient toujours pas et le médecin militaire vient voir l'état de la parturiente. Immédiatement, c'est le branle-bas de combat.

L'enfant, déjà bleue, est extraite au forceps. Misère ! Erreur ! Le garçon tant attendu est une fille. Tant de douleurs pour cela, tant d'espoir anéanti.

Le rôle de la femme, à l'époque, était de donner un héritier mâle. Que va dire son mari devant cette honte ? Daniel avait commandé le champagne pour fêter avec ses copains de régiment. Profondément déçu, il annule tout.

La petite fille ne sait bien sûr rien du fait que son sexe est si malvenu.

On la prénomme quand même Danielle, comme son père. Elle a une si grande rage de vivre, un tempérament de combattant, une telle détermination de s'imposer que tout le monde s'étonne devant ce petit bout de fille. Des boucles blondes, les yeux bleus malicieux, elle est très mignonne. Annie veut sa revanche : « une fille ? C'est aussi bien qu'un garçon ! »

Elle a toute la journée pour s'occuper exclusivement de l'enfant et la petite apprend très vite, dans tous les domaines ! 

A quatre ans, elle sait lire et écrire. Annie dit à tout le monde qu'elle a peur que l'enfant n'attrape « une méningite, tellement elle est précoce ».

Une de ses amies vient de perdre une petite fille de quatre ans d'une encéphalite fulgurante  en quelques jours. Danielle sait qu'une maman peut mourir quand on est encore une petite fille, maintenant, elle  apprend qu'on peut mourir même si on est encore enfant.

Danielle pose toujours trop de questions, des « pourquoi » à rallonges, sans fins.

Alors, sa mère répond ou lui chante : « Pourquoi les oiseaux ont des plumes partout.. » ou « Pourquoi les bateaux vont sur l'eau ».

A peine un an après le premier accouchement, Annie est de nouveau enceinte.

Elle devra à nouveau traverser la Médina la nuit, mais, cette fois, c'est pire, car c'est au milieu des émeutes. Terrorisée par les cris et les coups de fusil, elle court autant qu'elle peut avec son gros ventre. L'accouchement sera moins difficile, mais à nouveau une fille, Christiane. Elles ont dix-huit mois de différence d'âge et la dernière est fragile. Christiane a eu une terrible dysenterie qui risque de lui coûter la vie. Elle nécessite des soins constants.

 

 

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A l'époque, il n'y a que des couches en tissus qu'il faut changer six fois par jour, plus les draps et oreillers, le tout à faire bouillir dans une lessiveuse sur le fourneau. Ensuite, il faut frotter, sécher, puis repasser. Avec deux enfants et leurs biberons et bouillies, c'est beaucoup de travail. Une femme marocaine propose ses services de lingère avec son « sabum », le bon savon noir arabe.

Danielle apprends quelques bribes d'arabe grâce à elle. Intrépide, l'enfant se sauve souvent dans la rue pour découvrir le monde. Il y a le porteur d'eau, vêtu d'étoffes écarlates, son grand chapeau, son outre en peau de chèvre, les tasses en fer qui s'entrechoquent à chaque pas et son appel tonitruant pour proposer à boire. Danielle est toujours effrayée par cet homme qu'elle appelle le « Boumboum ».

Plus encore, d'ailleurs, par le cul de jatte qui se déplace sur sa planche à roulettes avec un fer à repasser dans chaque main.  Derrière la maison, il y a une cour toute blanche au sol de mosaïque  turquoise, une atmosphère de calme et de chaleur invitant à la sieste ;  devant l'entrée, un petit jardin clôturé, quelques fleurs et cactus et surtout un portillon que Danielle peut ouvrir toute seule ! Dès que sa mère relâche sa vigilance, elle s'échappe pour aller dans la Médina rejoindre une échoppe tenue par ses amis, vieux Juifs ashkénazes qui la gâte avec des morceaux de tripes séchées. « Salam aleikoum » !

Les commerçants des souks connaissent bien la petite fille aux boucles blondes qui veut tout savoir. « Pourquoi ? » et « Comment ça marche ? »...

Elle se promène avec hardiesse du haut de ses trois ans en admirant les couleurs des tissus brillants, les gestes des artistes qui gravent les plateaux de cuivre.

Ici, elle reçoit un loukoum ou un doigt de gazelle (friandises arabes), là, on lui donne un joli sifflet en poterie peinte représentant un tout petit oiseau; un peu d'eau au fond et ce sont des trémolos de merle. Elle remercie en arabe « choukran ».

Son père est tombé sous le charme de Danielle et, quand, il vient en permission, il emmène avec fierté sa fille à la messe. L'enfant a hérité de son caractère, toujours souriante et malicieuse.

Quand, dans les bras de Daniel, elle trouve que le sermon du curé est trop long, comme elle ne doit pas parler à l'église, elle mord l'oreille de son père pour lui indiquer qu'elle veut rentrer. Parfois, le cavalier militaire, son père vient sur son pur-sang arabe blanc, qu'il a nommé Bucéphale, comme le cheval d'Alexandre le Grand, leur rendre visite.

Il saute par-dessus la barrière et pour un peu, il rentrerait en selle dans la maison comme le Roi Mohammed monte dans la Tour Hassan à cheval.  A suivre...

 

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04/04/2022
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