Danielle Hofmann Grandmontagne : Le tango d'amour des frontaliers (2)
Les origines franco-allemandes de Daniel.
1er août 1914. Dans la petite maison à Diefflen, Marie-Louise a fait sortir tout le monde, son mari, ses enfants Frédéric, Gertrude et Rose dans la ruelle ou le jardin. Maîtresse femme, elle règne sur son monde et, mise à part son amie la sage-femme, elle ne veut voir personne…
Née en 1882, Marie-Louise parle avec l'accent de la Rhénanie, et elle est toujours en train de plaisanter et de rire. Ses parents, de riches commerçants, possédaient un grand magasin de luxe de produits coloniaux, en allemand Kolonialwaren : cafés, chocolats, épices.
Elle avait grandi au cœur de la ville dans les odeurs de muscat, cumin, poivre, vanille et chocolat et, lorsque son père torréfiait le café, toute la rue embaumait.
La famille Mohr (ce nom veut dire Maure en français, ce qui est amusant par rapport aux produits coloniaux), très pratiquante, l'emmenait tous les dimanches à la cathédrale de Cologne et elle suivait l'enseignement privé des sœurs.
Vendre des produits coloniaux ouvre l'esprit sur l'aventure, sur le monde.
Elle imaginait l'Afrique, l'Orient, les îles, les mers du sud.
Quand elle rencontra Mathieu Honoré Grandmontagne, le beau Français de Sarre, elle décida de quitter Cologne, de le suivre, de l'épouser et de découvrir le monde avec lui, pas très loin en fait, puisque c'était à dix kilomètres de la frontière lorraine.
C'est vrai qu'il était vraiment beau, blond aux yeux bleus, une petite moustache à la gauloise, toujours très élégant; il avait de belles manières, savait tourner les compliments. On disait que son ancêtre était vicomte de Grandmontagne.
Dans la généalogie, on remontait jusqu'en 1665. Louis XIV avait envoyé les Grandmontagne, originaires de Brouvelieures dans les Vosges, créer des forges en Bretagne et ailleurs. On retrouve encore les « Laissez passer » sur de vieux parchemins de l'époque qui leur permettaient de voyager librement.
La famille Grandmontagne vient de Brouvelieures dans les Vosges. L'ancêtre, Claude Joseph né en 1682, décède en 1738. Nicolas Grandmontagne né le 21.09.1798, est le premier qui part en Sarre en l'an 7 pour reconstruire les Forges de Dilling, détruite par la guerre. Mathieu Honoré Grandmontagne, fils de Jacob, était né en 1876 au château de Münchweiler près de Nonnweiler en Sarre. L'édifice de style baroque fût construit en 1749 et est à présent sous la protection des monuments historiques. Mathieu Honoré travailla également dans la sidérurgie et habita à Diefflen en Sarre.
Homme calme, laborieux, à part son cigare du dimanche, il ne s'octroyait pas beaucoup de luxe, car il élevait six enfants.
Devant la petite maison de la mine, il y avait un jardin fleuri de lys, lupins et marguerites, rectangle entouré d’un muret orné de boules de pierre. Au milieu, trois marches permettaient d'accéder à l'entrée.
D'abord une grande salle à manger aux meubles antiques et sombres, qui ne servait qu'aux grandes occasions. Ensuite, la cuisine, avec une grande table, une cuisinière à charbon avec de nombreux tiroirs, une étagère avec un rideau de toile brodée en bleu représentant des Hollandaises et des bateaux.
Dans le coin, un divan recouvert de coussins passementés sur lequel Marie-Louise faisait la sieste. De cette pièce, on pouvait descendre dans la cave, qui servait aussi de buanderie.
On y trouvait la grande bassine en cuivre qui servait pour le linge et pour la confiture de quetsches, de groseilles ou de betteraves, des bocaux de cornichons, cerises, légumes ainsi que de grandes bassines recouvertes de tissu qui contenaient la choucroute et les haricots salés. De là, on accédait au jardin à l'arrière de la maison. Les voisins avaient des chèvres et des lapins. Mathieu Honoré n'y cultivait que des pommes de terre, carottes, poireaux et tomates et quelques arbustes fruitiers.
Pour le bonheur des enfants, il y avait aussi un grand arbre aux cerises jaunes sur lequel il était interdit de grimper. A côté du grand cerisier, sur un escalier qui rejoignait la cuisine, dans une petite cabane se trouvait un lieu d'aisance. En fait, il s’agissait d’un simple trou surmonté d'un couvercle dans un banc de bois. Au mur, un clou et des morceaux de papier journal. L'hiver, le froid mordait les fesses, l'été les effluves entêtaient l'atmosphère jusque dans la cuisine.
A l'étage, se trouvaient les trois chambres à coucher, pour les parents, pour les filles et les garçons. Au plafond pendaient de longues guirlandes de pommes coupées en tranches et mises à sécher. Les pièces étaient toujours dans la pénombre et des filets de lumière à travers les volets mi-clos promenaient des poussières dansantes.
Pas beaucoup de livres, mais en français, « Till l'espiègle » et un énorme atlas avec non seulement des cartes géographiques, mais aussi des dessins représentant des chinois avec leur chapeau dans les rizières, des cases de villages africains, des Indiens d'Amérique et leurs chevaux, Tombouctou, les Esquimaux et tant de destinations merveilleuses qui faisaient rêver les enfants.
De temps à autre, Mathieu Honoré partait en forêt, accompagné des enfants, en traînant une petite charrette; ils allaient chercher du bois pour la cheminée. Lors de ces promenades, Mathieu Honoré leur faisait découvrir la nature, taillait des sifflets de bois, leur montrait les traces des animaux. Au bord de la Prims, il leur expliquait pourquoi à Diefflen l'eau était claire et après le passage près de l'usine, les flots devenaient orange.
Marie-Louise, en s'installant au village avec son beau mari, dût renoncer à la belle vie qu'elle menait dans la grande ville de Cologne. Ici, pas de cuisinière, ni lingère, ni employée de maison. Mais, dans l'amour et la fougue de la jeunesse, elle s'habitua vite à la vie provinciale et les bonheurs simples de la campagne.
Un an après son arrivée, en 1908, elle mettait au monde une jolie petite fille, baptisée Rose, comme les fleurs de son jardin. Elle portait bien son prénom. Plus tard, toujours très élégante, un peu guindée mais avec le sourire, elle ne participera jamais aux travaux ménagers pour ne pas abîmer ses mains. Bilingue et diplômée, elle fut la secrétaire du directeur de l'usine de Dillingen. Suivit, deux ans après la naissance de l'aînée, Gertrude, une enfant adorable qui seconda vite sa mère. Bilingue aussi, secrétaire, elle épousa un capitaine dans l'aviation française.
En 1912, arrivait Frédéric, le premier garçon.
C'était un séducteur dès l'enfance. Grand, intelligent, bel homme, personne ne pouvait résister à ses charmes et son sourire enjôleur. Dessinateur industriel, brillant de créativité, il fit de nombreuses inventions, voyageant à travers le monde, une conquête féminine pratiquement dans chaque grande ville au désespoir de sa mère !
Trois enfants allaient suivre encore.
En 1915, Daniel fit son entrée dans le monde au son du tambour.
Le garde champêtre annonçait les nouvelles et les nouveaux recrutements bruyamment dans le village. Marie-Louise, depuis longtemps, avait pris le gouvernail de la petite famille.
En ce temps-là, l'accouchement était une chose naturelle, sans tambours ni trompettes, sauf ceux du garde champêtre de Diefflen.
Elle avait mis de l'eau chaude dans la bassine, nettoyé ses ciseaux de couture au savon noir et préparé quelques linges. Le quatrième passa comme le courrier dans une boite à lettres. Un formidable cri vraiment sonore annonça la naissance du conquérant !
Daniel était un petit garçon malicieux et intrépide, toujours en train de faire des bêtises.
Un jour, lors de la procession de la Fête-Dieu, le cortège défilait dans la rue principale bordée d'une colline: le prêtre avec la lourde croix dorée, les enfants de cœur avec les encensoirs, les communiantes en robe blanche jetant des pétales de fleurs sur la voie, les communiants en culotte courte, les vieilles femmes pieuses récitant le chapelet, quand, tout à coup, Daniel et son copain Georges, déboulèrent de la colline, sur leurs vélos sans freins, renversant une partie de l'assemblée. Les fesses de Daniel furent tannées par de nombreuses fessées, ce qui lui servit d'ailleurs plus tard pour les longs périples à cheval.
Une autre fois, en vadrouille dans la forêt, les deux garnements découvrirent un pendu.
Ils allèrent en informer le garde champêtre et le menèrent à l'endroit de leur butin, réclamant leur récompense en pièces trébuchantes. Évidemment, ils furent punis pour leur manque de piété et leur effronterie. Daniel est souvent puni par le maître d'école et, à l'époque, c'est encore la fessée. On n'utilise pas la main, il existe beaucoup d'accessoires qu'on peut acheter : des martinets à lanières de cuir, des fouets, des « Klepper », instruments pour battre les tapis, très appréciés aussi.
Mais à l'école, on utilise la méthode classique : on prend l'élève fautif entre les jambes, le derrière devant soi, et on frappe avec le martinet. Sauf que Daniel, indécrottable, mord férocement l'instituteur dans les fesses. Crime de lèse-majesté ! Scandale !
Heureusement, Marie-Louise, amie de la femme du maître d'école parviendra à arranger les choses.
Dans la rue, un voisin cache une bouteille d'eau de vie dans une encoche du mur.
Après le travail, avant de rentrer chez lui, il boit une goulée en cachette.
Un jour sur deux, le flacon d'alcool disparaît puis revient, parfois le liquide est remplacé par de l'eau bénite. Les enfants le guettent et de loin s'esclaffent devant les jurons de l'ouvrier. Une autre fois, ils mettent discrètement des crottes de chèvre dans le cartable de l'instituteur. Toute son enfance est parsemée de farces d'écolier et de nombreuses punitions.
Élève dissipé, chahuteur, rieur, il ne fait pas souvent ses devoirs, au désespoir de sa mère. Pourtant, il réussira ses examens. Il pratique les arts martiaux surtout la boxe française.
C'est un dur, valeureux et fier. Il travaille quelques temps à la Dillinger Hütte, au laminoir, là où la fonte liquide est traitée en acier.
Il y fait une chaleur d'enfer et c'est très dangereux de manipuler les immenses chaudrons rougeoyants, mais c'est bien payé et Daniel a besoin d'un petit pécule pour réaliser son rêve. Passionné de chevaux, il ne veut pas faire plus d'études et ses parents acceptent de le laisser partir à Vigy en Moselle chez un fermier qui a un petit haras. Mathieu Honoré prend souvent le train à vapeur de Dillingen jusqu'à la gare de Vigy pour voir son fils bien-aimé.
Tous deux ont une relation étroite, leurs âmes se ressemblent. Là, ils se promènent dans les bois alentour, dans la belle région de la Vallée de la Canner, écoutant les oiseaux, parlant de la guerre qui menace, et Daniel lui fait part de son désir de s'engager dans la cavalerie de l'armée française.
Son père le ramène à la maison et là il se prépare, prend des cours pour parfaire ses connaissances de la langue française, car il parle surtout le patois, mélange de mots franco-allemands, traduction littérale de dictons, mots francisés ou germanisés.
Les gens des frontières, tour à tour allemands ou français, ou bien Italiens/niçois, ou encore basques/ espagnols ne s'occupent pas des lignes changeantes marquant les limites d'un pays, qui les font passer d'une nationalité à l'autre, selon les histoires des politiciens, sans qu'on leur demande jamais leurs avis. Les frontaliers s'aiment, se marient, font des enfants sans s'occuper de politique. Ils sont juste ahuris quand ils changent de nationalité.
Ils sont nombreux les Klein, Becker, Weiss, Hausmann, les Martini, Francesco, Garibaldi, les Martinez, Gonzales, Hidalgo dans la France actuelle. Seuls, ceux qui vivent aux confins de la lisière des territoires gardent leurs bicultures.
Ce sont eux qui créent la véritable Europe des peuples. A suivre...
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