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Clément Keller : Le voleur de charbon

Sur le plateau du tourne-disques, les guitares électriques de l'orchestre de Johnny Hallyday s'étaient tues depuis un bon moment. Richard ne s'était réveillé que lorsque sa mère, la Jeanne, avait poussé la porte de la chambre pour lui demander de se lever et d'aller chercher du charbon pour allumer le feu.

Il poussa un vague juron, ouvrit les yeux et vit la Jeanne debout devant le lit, la chevelure ébouriffée, une cigarette à la main...

- Dépêche toi, le Fritz n'est pas encore rentré et il fait tellement froid que le givre commence à se déposer à l'intérieur sur les carreaux de la fenêtre de la cuisine ! 

Richard frissonna. Il faisait vraiment un froid de canard dans la chambre et s'il ne voulait pas attraper une pneumonie il avait tout intérêt à sortir et à trouver de quoi alimenter rapidement le foyer de la cuisinière.

Jeune ouvrier aux Houillères, il était le seul de la famille à avoir droit, comme tous les mineurs, à un certain tonnage de charbon gratuit, mais le Fritz  vendait la plupart du temps le charbon en été quand il faisait  très soif, et en hiver, quand la famille grelottait dans le logement c'était toujours Richard qui devait se débrouiller pour trouver du combustible.

Il repoussa les couvertures, se retourna puis se mit assis au bord du lit et s'étira en baillant.

Il ne s'était pas déshabillé et était toujours vêtu de son  Jean's et de son vieux pull à col roulé. Il tira sa paire de bottines noires  "Style Beatles" de sous le lit.

Cette paire de Boots acheté dans le magasin Au cent mille chaussures à Forbach pour la modique somme de dix-neuf francs quatre vingt dix faisait toute sa fierté. Dès qu'il les avait aux pieds, il se sentait solidaire des quatre garçons dans le vent et aimait s'identifier à Paul Mc Cartney, son guitariste-chanteur préféré.

Il les regarda longuement avant de les enfiler puis se leva et décrocha le blouson en skaï noir du clou enfoncé dans le mur et sortit de la chambre. Il traversa la cuisine, ouvrit la porte qui menait vers l'extérieur et s'engouffra dans le cagibi pour récupérer deux sacs en jute qu'il cacha sous ses vêtements. 

Il n'y avait pas trente-six solutions pour remplir un sac avec du charbon, il n'y en avait que deux.

La première c'était d'en voler sur un des tas déchargés devant la porte d'un voisin, la deuxième c'était d'aller  longer la voie ferrée qui passait sur le crassier pour ramasser l'excédent de charbon tombé des berlines.

Richard n'avait jamais volé de charbon chez les voisins  mais n'avait aucun scrupule à s'approprier  celui de la mine, il considérait en son âme et conscience que c'était un droit. Aussi, le vol d'une pince multiprise, d'un rouleau de Schissdraht ou d'un écouteur démonté au fond sur un téléphone et qui allait servir à fabriquer un poste à galène ne pouvaient-être considérés comme des "vols" au sens strict du terme. Ce qui appartenait à la mine n'avait évidemment pas la même valeur que ce qui appartenait à un voisin ou à un ami.

L'adolescent s'était entre-temps dirigé vers la forêt et marchait sur le chemin escarpé qui montait vers le crassier. Il faisait terriblement froid en cette fin d'après-midi et le skaï dans lequel était confectionné son blouson était devenu rigide et cassant. Richard aurait tant voulu s'acheter un véritable blouson en cuir comme celui que portait Vince Taylor, le fameux chanteur de rock, mais au vu du contenu de son portefeuille il avait opté, comme la plupart de ses jeunes collègues mineurs, pour ce ce modèle en plastique bon marché pompeusement baptisé  "Modèle imitation cuir"...

Le sentier grimpait de plus en plus et Richard était hors d'haleine. Il s'octroya une courte pause avant d'attaquer la dernière montée. Le bas-côté où tombait le charbon des berlines était encore à une bonne trentaine de mètres et Richard s'adossa pendant quelques minutes contre un tronc d'arbre pour reprendre son souffle avant de continuer son escalade.

Il regarda lentement autour de lui. Le paysage flou et grisâtre de la forêt environnante se perdait dans la brume et les silhouettes fantasmagoriques des arbres et des haies se découpaient sur un ciel bas aux nuages chargés de neige...

Heureusement qu'il n'a pas encore neigé se dit-il, c'est déjà assez pénible comme ça, si le sol  était couvert de neige j'aurai encore plus de mal à grimper sur ce sacré crassier...

Le froid vif condensait les fines gouttelettes de vapeur qui s'échappaient de la bouche et des narines du gamin en de minuscules glaçons qui entouraient petit à petit ses lèvres. Il y passa la langue, inspira profondément puis prit soudain son élan et grimpa en courant le talus.

Le sol était dur et verglacé et il dérapa plusieurs fois avant d'arriver au bord de la voie ferrée. Il tira sur la fermeture éclair de son blouson, l’ouvrit et en sortit un des sacs de toile. Il se baissa, posa le sac à terre, s'accroupit et commença à ramasser les morceaux de charbon qui jonchaient le sol. C'était son jour de chance, les berlines devaient être bien chargées et le conducteur avait certainement donné un coup de frein brutal pour qu'une telle quantité de charbon jonchât le sol.

Il continua sa collecte sur une dizaine de mètres. Le sac en jute commençait petit à petit à se remplir lorsque le gamin sursauta brusquement…

Il entendait distinctement des bruits de pas qui venaient dans sa direction !

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Richard tourna la tête et vit avec effroi les silhouettes de deux gardes de la mine en uniformes qui s'approchaient à grandes enjambées de l'endroit où il s'était accroupi.

Il regarda à droite puis à gauche, mais se rendit compte qu'il était déjà trop tard pour fuir...

A cette distance il n'avait aucune chance de leur échapper, les gardes l'auraient rattrapé facilement. Il se leva et attendit calmement les deux hommes qui avaient entre-temps accéléré le pas.

Ils émergèrent soudain du brouillard et se dirigèrent  droit sur lui. Quelle ne fût la surprise du gamin lorsqu'il reconnut sous un des képis le visage familier d'Eddy, son oncle, le frère de la Jeanne, devenu garde au puits Simon il y a quelques années...

Quelle honte, se dit-il, me faire arrêter pour vol de charbon par mon propre oncle, on aura vraiment tout vu...  

- Ah ! Te voilà enfin pris en flagrant délit... C'est sûrement pas la première fois que tu viens voler du charbon hein ? Tu sais que c'est interdit non ?

Tout content d'avoir épinglé un voleur et d'en mettre plein la vue à son subordonné, le gradé hurlait comme un putois...

- Et puis d'abord, comment t'appelles-tu ?

Richard regarda son oncle puis le garde qui venait de l'interpeller. Son oncle ne bronchait pas. Le nerveux était le chef et l'oncle Eddy ne pouvait rien faire pour aider son neveu sous peine de se compromettre dans une affaire qui risquait de lui faire beaucoup de tort sur le plan professionnel...

- Pierre Gayo répondit Richard sans sourciller au garde qui avait entre-temps sorti un carnet à couverture noire et un stylo de la poche de sa veste d’uniforme.

- Et où habites tu ?

- Chez mes parents, à Forbach, dans les baraques au  Bruch, Gayo Roger, au 12 allée de la lisière... Mais s'il vous plait, ne me mettez pas une grosse amende, mon père est alcoolique et va me frapper s'il apprend que j'ai volé du charbon...

- Tu auras l'amende que tu mérites ! Estimes-toi heureux de ne pas aller en taule, le vol peut-être puni de prison ! Laisse ton sac ici et fout moi le camp, on viendra demain matin faire notre enquête chez tes parents et on s'expliquera !

- Oui M'sieu, excusez moi, mais est-ce que je peux récupérer le sac vide s'il vous plait ?

- Non c'est une pièce à conviction nous l'emmenons avec nous, barre toi !

Il vit un léger sourire se dessiner sur les lèvres de l'oncle Eddy. Ce dernier connaissait la situation matérielle de sa sœur et savait que son neveu volait du charbon par nécessité.

La famille avait plusieurs fois essayé de les aider, mais rien n'y faisait, dès que le Fritz recevait de l'argent de quelqu'un, il l'investissait immédiatement dans l'achat de caisses de bière… Heureusement que son neveu était un gamin futé  pensât-il...

Richard s'en était tiré une fois de plus sans trop de problèmes et l'oncle Eddy se remit à sourire lorsqu'il imagina que lui et son chef risquaient de chercher longtemps une famille Gayo au quartier du Bruch le lendemain matin...

A peine les deux gardes s'étaient-ils éloignés de quelques mètres que Richard sortait le deuxième sac de sous son blouson et commença à le remplir avec des morceaux de charbon. Mais cette fois-ci il faisait beaucoup plus attention et se retournait fréquemment pour voir si les représentants de la loi n'auraient pas fait demi-tour. Il réussit à le remplir à moitié en quelques minutes, le referma, le jeta sur son épaule puis dévala à grandes enjambées le talus menant vers la forêt. Il se dépêcha de rentrer chez lui en faisant un large détour à travers les jardins pour ne pas être vu par les voisins.

Le charbon qu'il ramenait était suffisant pour deux jours et ensuite… Qui vivra verra !

 

 

 

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14/03/2017

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